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Chaque obligation a ses limites!

La Cour d’appel, dans le jugement CSST c. Société d’énergie de la Baie James de la fin du mois d’octobre dernier[1], a notamment précisé l’étendue des obligations d’un « maître d’œuvre » au sens de la Loi sur la santé et la sécurité du travail[2] (« LSST ») par rapport à celles d’un employeur à l’égard de ses propres travailleurs. Quelques semaines plus tard, la Cour supérieure rendait aussi un jugement qui, citant le premier, a traité cette fois des obligations de l’employeur. Ces jugements influenceront certainement les décisions futures de différentes instances en matière de santé et de sécurité du travail.

5 février 2013
Élodie Brunet

Rappel de certaines notions pertinentes
Afin de bien situer le débat, rappelons que la LSST prévoit que le « maître d’œuvre » est « le propriétaire ou la personne qui, sur un chantier de construction, a la responsabilité de l’exécution de l’ensemble des travaux[3]. »

L’article 196 de la LSST prévoit que le maître d’œuvre est tenu de respecter, au même titre que l’employeur, les obligations imposées à ce dernier par la LSST et ses règlements. Quant à l’article 51 de la LSST, il énumère une série d’obligations et de responsabilités de l’employeur relatives à la santé et à la sécurité de ses travailleurs.

Enfin, l’article 237 de la LSST est une disposition pénale prévoyant que « quiconque, par action ou par omission, agit de manière à compromettre directement et sérieusement la santé, la sécurité ou l’intégrité physique d’un travailleur » commet une infraction et est passible d’une amende dont le montant varie présentement, pour une première infraction, entre 500 $ et 1 000 $ pour une personne physique et entre 5 000 $ et 20 000 $ pour une personne morale. Afin d’obtenir une condamnation, la Commission de la santé et de la sécurité du travail (« CSST ») a le fardeau de démontrer hors de tout doute raisonnable les éléments essentiels de cette infraction.

Les circonstances de l’affaire Société d’énergie de la Baie James
La Société d’énergie de la Baie James (« le maître d’œuvre ») gère pour le compte d’Hydro-Québec un projet appelé « Eastman-1A ». La phase principale de ce projet aurait mobilisé environ 1 200 travailleurs. Dans le cadre de la gestion de celui-ci, le maître d’œuvre a confié à un sous-traitant (« l’employeur ») la tâche de déplacer des bâtiments modulaires utilitaires et résidentiels destinés aux travailleurs affectés au projet.

Le 8 février 2008, quatre travailleurs désignés par l’employeur ont éprouvé certaines difficultés dans le déplacement de modules. Au cours d’une manœuvre de soulèvement, un des travailleurs s’est placé sous le module que ces derniers tentaient de déplacer. Le module a glissé du chariot élévateur vers le sol, l’écrasant mortellement. À la suite de cet accident tragique, un constat d’infraction a été émis, et une plainte pénale visant le maître d’œuvre a été déposée conformément à l’article 237 de la LSST.

Le jugement de première instance
La Cour du Québec retient de la preuve administrée devant elle que la méthode utilisée par les travailleurs pour le déplacement de modules ne présentait pas en soi de déficience particulière. Elle attribue plutôt la survenance de l’accident à des lacunes de l’employeur, concernant notamment la formation des travailleurs, ainsi qu’aux actes téméraires du travailleur victime de l’accident. Ce dernier a vraisemblablement ignoré des règles de sécurité les plus élémentaires.

Quant au maître d’œuvre, la Cour du Québec juge qu’il avait fait preuve de diligence raisonnable, notamment en ayant communiqué à l’employeur longtemps avant l’accident les procédures de travail détaillées ainsi que son programme de prévention. De plus, les travailleurs admis sur le chantier devaient être détenteurs du certificat de compétence approprié. La victime ne faisait pas exception.

La Cour du Québec reconnaît que la sécurité est une responsabilité qui doit être assumée par les divers intervenants qui exercent un contrôle effectif sur les travaux. Cependant, le maître d’œuvre n’est pas l’employeur, et on ne peut exiger qu’il assume sans réserve les responsabilités de ce dernier dans le contexte d’une poursuite fondée sur l’article 237 de la LSST. Une confusion entre les obligations de l’un et de l’autre pourrait mener à des résultats « illogiques » où l’un serait tenu responsable de certains événements sur lesquels il ne peut exercer aucun contrôle véritable. Dans les faits, le degré de responsabilité du maître d’œuvre devrait varier selon l’envergure du chantier et le nombre de travailleurs qui y sont affectés.

La CSST n’a pu démontrer aucun acte ou omission du maître d’œuvre ayant un lien de causalité avec les causes de l’accident. Le maître d’œuvre exerçait un contrôle général sur les activités de construction se déroulant sur les chantiers sous sa supervision, mais n’avait aucun pouvoir de direction immédiat sur les opérations menées par l’employeur le jour de l’accident.

Selon la Cour du Québec, le maître d’œuvre a fait preuve de diligence raisonnable et de vigilance compte tenu des circonstances et de l’envergure du chantier en question. En ce qui le concerne, la seule manière d’éviter l’accident aurait été d’assurer une présence constante sur les lieux ainsi qu’une surveillance permanente de tous ses sous-traitants. Dans le contexte d’un chantier de l’envergure de celui-ci, la Cour a considéré qu’une telle exigence est « irréaliste et impraticable ».La Cour a donc conclu que la CSST ne s’était pas acquittée de son fardeau de preuve et a absous le maître d’œuvre. Cette décision a été confirmée par la Cour supérieure[4].

Le jugement de la Cour d’appel
En appel, la CSST soutient que le juge de première instance a erré en jugeant que, malgré les articles 196 et 51 de la LSST, les obligations du maître d’œuvre ne sont pas nécessairement identiques à celles de l’employeur. La CSST prétend que les manquements de l’employeur constatés par le juge de première instance devenaient, en regard de l’article 196 de la LSST, imputables au maître d’œuvre et permettaient de conclure à la commission de l’infraction prévue à l’article 237. La CSST appuie également son raisonnement sur le libellé de l’article 239 de la LSST, qui confond, selon elle, le maître d’œuvre et l’employeur.

Pour sa part, le maître d’œuvre plaide que les obligations énumérées à l’article 51 de la LSST incombent prioritairement à l’employeur. Bien que le législateur assimile le maître d’œuvre et l’employeur l’un à l’autre dans certaines dispositions de la LSST, cela ne vaut pas pour les dispositions pénales de cette Loi. Le libellé de l’article 237 de la LSST est rédigé de façon à ce qu’on ne puisse assimiler, « sans nuance » et « par un simple amalgame », un manquement de l’employeur aux obligations énumérées à l’article 51 à l’actus reus du maître d’œuvre dans le cadre d’une plainte fondée sur l’article 237. Au contraire, c’est à la CSST de démontrer hors de tout doute raisonnable la responsabilité pénale du maître d’œuvre eu égard aux éléments essentiels de l’infraction prévue à l’article 237.

La Cour d’appel rejette les prétentions de la CSST et confirme l’acquittement du maître d’œuvre. Dans ses motifs, la Cour confirme qu’il y a lieu de faire une distinction entre les obligations et responsabilités du maître d’œuvre et celles de l’employeur en matière de santé et de sécurité du travail dans le contexte d’une plainte pénale.

La Cour rappelle que selon la preuve, le maître d’œuvre n’est pas responsable des causes de l’accident. Elle fait droit aux arguments du maître d’œuvre selon lesquels si l’article 51 avait pour effet de lui imposer l’obligation d’empêcher la survenance d’une telle imprudence, il lui faudrait « surveiller sur place, en permanence, et pas à pas, la conduite et les faits et gestes de tous les travailleurs occupés sur le chantier. » Selon la Cour d’appel, la prétention de la CSST selon laquelle une telle obligation incombe au maître d’œuvre relève d’une lecture de la Loi qui « manque de réalisme » et équivaudrait à imposer au maître d’œuvre une obligation de résultat.

Le jugement de la Cour d’appel : déjà cité par la Cour supérieure
À peine deux semaines après que la Cour d’appel ait rendu sa décision, celle-ci a été citée par la Cour supérieure dans Coffrages CCC ltée c. CSST[5]. Dans cette affaire, c’est un employeur qui a fait l’objet d’une plainte pénale en vertu de l’article 237 de la LSST. La Cour supérieure, après avoir fait mention de plusieurs décisions d’intérêt relatives aux obligations de l’employeur en matière de santé et de sécurité du travail, rappelle que l’objet de la LSST (soit l’élimination des dangers pour la santé à la source même, la sécurité et l’intégrité physique des travailleurs) « n’a pas pour effet d’imposer à l’employeur une obligation de tout prévoir. » Dans cette affaire, la Cour a jugé que le travailleur avait fait preuve « d’extrême insouciance » pour sa propre intégrité physique, alors qu’elle n’a relevé « aucun comportement blâmable » de la part de l’employeur. La Cour conclut que l’employeur ne pouvait prévoir la conduite téméraire de l’employé, lequel a fait fi des précautions les plus élémentaires de sécurité.

En ce qui concerne les limites des obligations de l’employeur, la Cour supérieure juge qu’« on ne pouvait demander à [celui-ci] d’assigner en permanence un superviseur qui aurait été chargé d’épier les moindres faits et gestes du travailleur pour s’assurer qu’il ne commette pas semblable négligence grossière ». On ne pouvait non plus lui reprocher d’avoir omis de prévoir les gestes de ce dernier. Une telle interprétation de la LSST « est déraisonnable et équivaut à imposer à l’employeur une obligation de résultat. » De l’avis de la Cour, telle n’était pas certainement pas l’intention du législateur.

La Cour supérieure a reproduit certains passages de la décision de la Cour d’appel dans Société d’énergie de la Baie James au soutien de son raisonnement, dont le paragraphe où le caractère « déraisonnable » des exigences de la CSST est dénoncé par la Cour d’appel.

Dans l’affaire Coffrages CCC ltée c. CSST, la Cour supérieure affirme que le juge de première instance a commis une erreur manifeste en concluant que l’élément matériel de l’article 237 de la LSST avait été démontré hors de tout doute raisonnable et déclare l’employeur non coupable.

Commentaires
En l’espace de quelques jours, les deux décisions précitées ont apporté des précisions quant à la portée des obligations imposées par la LSST aux employeurs et aux entreprises agissant à titre de maître d’œuvre. Dans sa décision Société d’énergie de la Baie James, la Cour d’appel a retenu une approche réaliste en tenant compte des particularités du chantier visé et des circonstances dans lesquelles le malheureux incident est survenu.

Bien que cela n’enlève rien aux obligations des divers intervenants sur un chantier de construction en matière de santé et de sécurité du travail, les jugements rendus dans ces affaires précitées pourraient tempérer certains arguments formulés par la CSST, car les tribunaux pourraient, à l’instar de la Cour d’appel et de la Cour supérieure, conclure que les exigences de cette dernière ne correspondent pas à une lecture « raisonnable » de la LSST.

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Source : VigieRT, février 2013.


1 2012 QCCA 1910 (C.A.) (ci-après, l’arrêt « <ì>Société d’énergie de la Baie James< »).Veuillez noter qu’une demande d’autorisation d’appel à la Cour du suprême du Canada a été déposée le 21 décembre 2012 (C.S. Can., no 35139).
2 L.R.Q., c. S-2.1.
3 LSST, article 1.
4 2012 QCCS 4819 (C.S.).
5 2012 QCCS 5737 (C.S.).

Élodie Brunet