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L’ABC du grief patronal

Au Québec, dans les rapports collectifs de travail, nous favorisons généralement la négociation raisonnée, la médiation et la conciliation, mais parfois, nous demeurons dans une impasse. Le grief est alors l’outil approprié pour régler certains différends, et ce, pour les deux parties à la convention collective.

22 octobre 2013
Martin Pelletier, CRIA, et Guillaume Gourde-Pinet

Bien que le grief syndical soit généralement mieux connu et plus souvent utilisé, le grief patronal reste le processus approprié pour permettre à l’employeur de soulever à son tour une atteinte à ses droits et de demander les correctifs nécessaires. Si son usage est plus rare dans les relations de travail, c’est que traditionnellement l’employeur « dispose du pouvoir de direction de l’entreprise et que c’est en réaction à cet exercice que peut naître un désaccord sur l’application ou le respect des dispositions de la convention collective »[1]. Dans cet article, en plus d’établir son origine, nous déterminerons les principales situations propices à l’utilisation du grief patronal et vulgariserons la procédure entourant son usage.

L’avènement du grief patronal : 1962!
Bien que sa légitimité fût contestée dans le passé par le milieu syndical, le grief patronal est aujourd’hui un outil reconnu en droit du travail québécois et canadien. En effet, dès 1962, dans un arrêt traitant d’un conflit en relations de travail, la Cour suprême du Canada a reconnu implicitement la possibilité pour un employeur d’émettre un grief à l’encontre de la partie syndicale qui ne respecte pas la convention collective[2].

Puis, dans deux arrêts de 1995, la plus haute cour du pays s’est penchée à nouveau sur le sujet et a confirmé que les employeurs doivent agir par le truchement de l’arbitrage de grief, et non par celui des tribunaux de droit commun, lorsque leurs droits sont atteints, notamment en raison d’un manquement à la convention collective par le syndicat ou ses membres[3]. Par conséquent, le droit de l’employeur de déposer un grief est d’ordre public et il ne peut pas être écarté par les dispositions d’une convention collective[4].

Dans quel contexte utiliser le grief patronal?

  1. Dans un cas de non-respect de la convention collective
    Dans un premier temps, le grief patronal peut être envisagé lorsque le syndicat ne respecte pas certaines de ses obligations prévues dans la convention collective. En effet, comme il s’agit d’un contrat de travail collectif, celui-ci génère des obligations explicites et implicites également pour la partie syndicale.

    Par exemple, l’affichage de documents syndicaux à des endroits du milieu de travail non prévus dans la convention collective[5] ou le refus de rembourser les avantages sociaux payés par l’employeur dans le cadre d’une libération syndicale, malgré une entente préalable à ce sujet[6], sont des exemples tirés de la jurisprudence où le grief patronal fut utilisé.

  2. Dans un cas de mésentente concernant l’interprétation de la convention collective
    Dans toute relation contractuelle, lorsqu’une question d’interprétation pose problème et crée une mésentente, nous pouvons recourir aux tribunaux pour éclaircir le litige. Ainsi, un employeur souhaitant régler une mésentente sur l’interprétation de la convention collective pourra soumettre celle-ci à un arbitre par le moyen d’un grief patronal[7].

  3. Dans un cas de grève illégale ou de ralentissements de travail
    Le grief patronal est également tout désigné pour traiter d’un problème dans le cadre d’une grève illégale ou à la suite de ralentissements de travail, lorsqu’une convention collective est en vigueur, puisque ceux-ci sont interdits par le Code du travail aux articles 107 et 108. Parfois, le ralentissement peut s’illustrer notamment par le refus de faire des heures supplémentaires ou par des ralentissements concertés du travail[8]. Il n’est pas rare que les arbitres aient indemnisé l’employeur pour de tels agissements par des dommages et intérêts, mais la preuve de tels dommages revient à l’employeur[9].

  4. Dans un cas de recouvrement d’une somme due à l’employeur
    Il est possible pour l’employeur de récupérer, à l’aide d’un grief patronal, une somme due par un employé, notamment dans le cas de sommes payées par l’employeur dans le cadre d’un congé à traitement différé et non remboursées, compte tenu de la démission du salarié[10]. Une multitude de décisions ont découlé de tels griefs patronaux.

  5. Dans un cas d’atteinte aux droits fondamentaux de l’employeur
    Les décisions Weber[11] et O’leary[12] de la Cour suprême du Canada ont donné un pouvoir élargi aux arbitres de grief, confirmant qu’il était de leur ressort de trancher les questions d’atteintes aux droits fondamentaux et de leurs justes réparations. Puisqu’une entreprise a certains droits fondamentaux, par exemple le droit à sa réputation et à son image, nous pourrions ainsi envisager un grief patronal pour remédier à leur atteinte[13].

  6. Dans un cas d’agissements de mauvaise foi, d’abus de droit et de procédure
    Il va de soi que le syndicat et ses membres doivent agir de manière raisonnable et de bonne foi dans le cadre des relations de travail. Ainsi, les cas d’abus de droit[14], de négligence grossière[15], de griefs frivoles[16], d’appels frivoles[17], de mauvaise foi dans les rapports avec l’employeur[18], d’action excessive et déraisonnable[19] ou encore d’enquêtes de moindre qualité[20] sont tous des situations où il peut être justifié de déposer un grief patronal. Il va de soi que les comportements frauduleux[21], les gestes négligents[22] et les représentations mensongères[23] sont aussi exclus de bonnes relations de travail. De plus, la Cour suprême du Canada a confirmé l’obligation pour la partie syndicale d’entretenir et d’utiliser raisonnablement les biens de l’employeur[24].

La procédure à suivre
Pour qu’un grief patronal soit valide, encore faut-il respecter la procédure prévue dans la convention collective ou, en l’absence de règles explicites pour le grief patronal, dans les règles du Code du travail[25]. Pour être entendu par un arbitre de grief, il faut faire parvenir le grief au syndicat, ensuite attendre la réponse de celui-ci et, si la réponse est négative, déférer le grief patronal à l’arbitrage, le tout, dans les délais appropriés.

  1. Le dépôt du grief
    Premièrement, le dépôt du grief vise à communiquer formellement la situation litigieuse, afin que l’autre partie puisse y apporter les correctifs nécessaires. Ce n’est qu’après une réponse négative à la demande de correctifs et de dommages formulée que l’on procédera au renvoi du grief à l’arbitrage. Pour présenter un grief, il faut généralement se reporter au processus prévu à cet égard dans la convention collective[26]. Si rien n’y est prévu expressément, la doctrine suggère qu’en général, le dépôt d’un grief devrait être fait sous forme écrite, mentionner clairement l’objet du litige, les individus concernés, le correctif recherché et être déposé par le titulaire du droit, en l’occurrence, le représentant autorisé de l’employeur[27]. La jurisprudence indique, quant à elle, qu’il faut que l’autre partie puisse comprendre et bien circonscrire la situation reprochée pour agir en conséquence[28].
     
  2. L’étude conjointe du grief
    Deuxièmement, une fois que le grief est reçu par le syndicat, celui-ci devra y répondre. Généralement, après le dépôt d’un grief, les parties tenteront une étude conjointe du grief : le syndicat et l’employeur devront se pencher ensemble sur le problème et tenter de le résoudre[29]. Cette étape de pourparlers est primordiale et démontre la bonne foi des parties.
     
  3. Le renvoi à l’arbitrage
    Finalement, advenant une réponse négative au grief ou un refus de coopérer ou encore à défaut d’un règlement à l’amiable, il faut renvoyer le grief à l’arbitrage. Pour ce faire, il convient alors de communiquer clairement à l’autre partie son intention de déférer la question à l’arbitrage[30]; la procédure peut être prévue à la convention collective et, dans un tel cas, il est de mise de la respecter. Ensuite, il faut procéder à la nomination d’un arbitre[31] et se présenter devant celui-ci pour tenter de régler le litige.
     
  4. Les délais
    À travers ces étapes, il faut bien sûr, comme pour tout type de recours, s’assurer de bien respecter les délais impartis. En effet, malgré une certaine ambigüité entourant le délai de prescription des griefs, il semble juste de mentionner que le plaignant doit déposer le grief et le déférer à l’arbitrage dans les six mois suivant le comportement reproché ou la connaissance de celui-ci[32]. Ce délai de six mois est supplétif, ce qui veut dire que les parties peuvent prévoir un autre délai dans la convention collective[33], mais que celui-ci ne pourra être de moins de 15 jours[34]. Bien sûr, le calcul du délai de prescription n’inclut pas le temps écoulé entre le dépôt du grief et la réponse de l’autre partie à celui-ci ou le temps nécessaire à la procédure interne prévue dans la convention[35]. De plus, la jurisprudence permet dans certains cas qu’un grief soit déféré à l’arbitrage dans un délai raisonnable suivant la réponse de l’autre partie au dépôt du grief ou suivant la fin des procédures internes[36]. Nous recommandons de toujours respecter le délai de six mois ou le délai expressément prévu dans la convention, car, dans le cas contraire, il revient à l’arbitre de fixer un délai raisonnable. Ainsi, le grief risque d’être rejeté pour déchéance du recours. Par exemple, un délai de près d’une année, après le dépôt d’un grief, fut jugé déraisonnable[37].

En conclusion
De nombreuses situations peuvent justifier l’utilisation du grief patronal, notamment lorsque le syndicat ne respecte pas ses obligations ou qu’il porte atteinte aux droits de l’employeur. Finalement, si le grief patronal peut sembler un simple recours judiciaire, il faut se rappeler qu’il s’agit avant tout d’un outil auquel l’employeur peut avoir recours, qui permet notamment d’équilibrer les rapports de force entre les parties et de favoriser l’équilibre fragile des relations de travail. En effet, il permet à l’employeur de formaliser ses requêtes au syndicat, rendant la résolution de problèmes plus structurée et efficace. Bien sûr, le recours au grief patronal n’en est qu’à ses débuts et, chose certaine, de nouvelles décisions viendront par le fait même éclaircir son utilisation, par exemple en situation d’atteinte à la réputation de l’entreprise[38].

Source : VigieRT, octobre 2013.


1 Ministère de la Justice du Québec, Le Code du travail en questions et réponses, 6- l’arbitrage de grief, en ligne :  www.travail.gouv.qc.ca/publications/le_code_du_travail_en_questions_et_reponses/6_larbitrage_de_grief.html (site consulté le 5 septembre).
2 Voir Polymer Corporation and Oil, Chemical, and Atomic Workers International Union, Local 16 14, [1962] R.C.S. 338, p. 340-341.
3 Weber c. Ontario Hydro, [1995] 2 R.C.S 929; Nouveau Brunswick c. O’Leary, [1995] 2 R.C.S. 967.
4 Code du travail, L.R.Q., c. C -27, art. 100, a fortiori (C.t. ci-après).
5 Syndicat national des employés de la Villa de l’essor (C.S.N) et Villa de l’essor inc., T.A., 19 août 1984, Me Rodrigue Blouin, arbitre.
6 Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 313 et Hôpital Rivière-des-Prairies, T.A., 27 octobre 1993, Me André Rousseau, arbitre.
7 Fédération des paramédics et des employés(es) des services préhospitaliers du Québec et Services préhospitaliers Laurentides-Lanaudière Ltée, T.A., 5 mai 2011, Me Joëlle L’Heureux.
8 Fraternité des policières et policiers de Gatineau inc. c. Nadeau, D.T.E. 2011T-478 (C.S).
9 Montréal et Association des pompiers de Montréal, D.T.E. 2011T-804, Syndicat des communications, de l’énergie et du papier, section locale 720 c. Corporation Corbec, 2006 CanLII 3126 (QC SAT).
10 Syndicat des professionnelles des soins de santé du Nord de Lanaudière (FIQ) c. Sylvestre, 2011 QCCS 3743.
11 Weber c. Ontario Hydro, préc., note 3.
12 Nouveau Brunswick c. O’Leary, préc., note 3.
13 Jardin du Mont inc. c. Provigo Distribution inc., J.E. 94-1341 (C.S.).
14 Syndicat québécois des employés de Telus, section locale 5044, SCFP et Telus, D.T.E. 2013T-407 (T.A.).
15 Idem.
16 Hôpital général juif Sir Mortimer B. Davis et Syndicat des travailleuses et travailleurs de l’Hôpital général juif Sir Mortimer B. Davis (C.S.N), D.T.E. 2007T-474 (T.A.).
17 Idem.
18 Infirmières et infirmiers unis inc. et Centre hospitalier de St-Mary, T.A., 5 septembre 1995, Me Pierre Laporte, arbitre.
19 Syndicat des travailleurs de Cascades Enviropac (C.S.N) et Cascades Enviropac inc., T.A., 19 juin 2009, Me Pierre Cloutier, arbitre, par. 30-31-32.
20 Syndicat québécois des employés de Telus, section locale 5044, SCFP et Telus, 2013D.T.E. T -407 (T.A.).
21 Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 1821 c. Tousignant, 2012 QCCS 3851, Centre hospitalier universitaire de Montréal (CHUM-hôpital Notre-Dame) et syndicat des travailleurs(euses) de l’hôpital Notre-Dame, T.A., 1er avril 2010, Me François Hamelin, arbitre.
22 Alimentation Raymond inc. et Travailleuses et travailleurs unis de l’alimentation et du commerce, section locale 503, D.T.E. 2001T-809 (T.A.), Delta Hôtels ltée et Syndicat des travailleuses et travailleurs du Delta du centre-ville (C.S.N.), D.T.E. 2000T-1070 (T.A.).
23 Syndicat des technologues d’Hydro-Québec, section locale 957 (S.C.F.P) et Hydro-Québec, SA 10-11056.
24 Nouveau Brunswick c. O’Leary, préc., note 3.
25 C.t., préc., note 4, art. 100 et suivants.
26 Fernand MORIN et Rodrigue BLOUIN, Droit de l’arbitrage de grief, Cowansville, Éditions Yvon Blais, 2012, p. 310 et 311.
27 Idem.
28 Métallurgistes unis d’Amérique, Section 7065 c. Sodexho Canada inc. et André Bergeron, arbitre de grief, 2010 QCCA 1217.
29 F. MORIN et R. BLOUIN, préc., note 26, p. 312 et 313.
30 Idem, p. 313 et 314.
31 Villa Notre-Dame de Grâce c. Syndicat des employés de la Villa Notre-Dame de Grâce et J.-Y. Tremblay, C.S 1983-02-09 (confirmé en Cour d’appel).
32 Syndicat international des travailleurs, local 333 c. Sucre Atlantic ltée, [1981] C.A. 416.
33 C.t., préc., note 4, art. 71.
34 C.t., préc., note 4, art. 100.0.1.
35 Syndicat international des travailleurs, local 333 c. Sucre Atlantic ltée, préc., note 30.
36 Syndicat des employés de l’Hôpital du Sacré-Cœur de Montréal c. Frumkin, D.T.E. 97T-958 (C.S.).
37 Centre d’accueil Miriam c. Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 2115, 2003-1440.
38 Développements récents en droit du travail 2002, volume 171, Service de la formation permanente du Barreau du Québec. L’atteinte à la réputation dans le cadre des rapports collectifs de travail, Gaétan Lévesque et Stéphane Forest.

Martin Pelletier, CRIA, et Guillaume Gourde-Pinet