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Vie privée au travail : contenu d’un téléphone intelligent

Si votre employeur vous fournit un téléphone intelligent, il est fort possible que vous l’utilisiez tant pour vos affaires personnelles que professionnelles. La situation ne cause aucun problème jusqu’à ce que vous décidiez de démissionner afin d’accepter un nouvel emploi chez le principal concurrent de votre employeur.

5 novembre 2013
Robert Boyd, CRIA

Dans l’affaire Images Turbo inc. c. Marquis[1], la Cour supérieure s’est récemment prononcée sur la question de l’admissibilité en preuve du contenu d’un téléphone intelligent fourni à l’employé. Ce jugement intervenant dans le cadre d’un litige en matière de concurrence déloyale apporte un éclairage intéressant sur les circonstances permettant à l’employeur de recueillir et d’utiliser de tels renseignements devant les tribunaux.

CONTEXTE
L’employeur exploite une entreprise spécialisée dans la conception et la réalisation de lettrage de camions et d’autocars. L’employée en cause y travaillait à titre de responsable des comptes majeurs. En raison de nombreuses insatisfactions, elle a entrepris diverses démarches à l’hiver 2012 afin de se trouver un nouvel emploi. Elle a alors échangé de nombreuses communications avec un concurrent concernant une possible occasion d’emploi. Les échanges concernaient principalement la portée des engagements de non-concurrence contenus au contrat de travail de celle-ci en vigueur pour une période de six mois après sa fin d’emploi.

À la fin du mois d’avril 2012, l’employée a avisé l’employeur de sa démission. Elle a quitté son emploi le 9 mai et a alors remis à l’employeur l’ordinateur et le téléphone intelligent (BlackBerry) lui appartenant. Compte tenu de son engagement de non-concurrence, elle a décidé de trouver un emploi dans un autre secteur d’activités tout en poursuivant les discussions avec le concurrent de son ex-employeur en prévision de la fin de la période de six mois.

Or, le 18 mai 2012, l’employeur a procédé à la révision du contenu du BlackBerry qui était fourni à l’employée en vue de le remettre à un autre employé. Il a alors pris connaissance d’un échange de courriels entre celle-ci et son concurrent alors qu’elle était toujours à son emploi. Les messages étaient transmis par l’adresse courriel personnelle de l’employée. Compte tenu de la nature des échanges, l’employeur a maintenu le BlackBerry en fonction et a continué à prendre connaissance des courriels de l’employée sur son adresse personnelle jusqu’au 1er juin 2012, la date où les activités ont cessé sur cette adresse.

Se fondant essentiellement sur les courriels obtenus lors de la consultation du BlackBerry, l’employeur a intenté des procédures judiciaires en injonction et en dommages contre l’employée et son concurrent en alléguant notamment une concurrence déloyale ainsi que le partage de renseignements confidentiels. L’un des courriels révélait que l’employée et le concurrent avaient négocié un contrat de travail devant entrer en vigueur au début de l’année 2013.

À l’audience, la défenderesse s’est opposée à l’admissibilité en preuve des courriels obtenus par l’employeur au motif qu’il s’agissait d’une atteinte inacceptable à sa vie privée. Elle prétend qu’elle était en droit de s’attendre à ce que l’employeur respecte sa vie privée et n’accède pas à ses courriels échangés avec son adresse personnelle.

Les courriels ainsi obtenus par l’employeur étaient-ils admissibles en preuve?

DÉCISION
Le tribunal analyse cette délicate question en fonction de la règle énoncée à l’article 2858 du Code civil du Québec :

2858. Le tribunal doit, même d’office, rejeter tout élément de preuve obtenu dans des conditions qui portent atteinte aux droits et libertés fondamentaux et dont l’utilisation est susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.

Il n’est pas tenu compte de ce dernier critère lorsqu’il s’agit d’une violation du droit au respect du secret professionnel.

Conformément à cette règle, une preuve obtenue en violation de droits et de libertés fondamentaux tels que le droit à la vie privée sera admissible en preuve si son utilisation n’est pas susceptible de déconsidérer l’administration de la justice.

Aux fins de déterminer si l’utilisation d’une preuve déconsidère l’administration de la justice, le tribunal rappelle que la gravité de l’atteinte doit être considérée. Il faut déterminer si la gravité de l’atteinte aux droits et libertés fondamentaux est telle qu’il serait inacceptable de permettre à une partie d’utiliser une telle preuve afin de faire valoir ses intérêts privés[2].

En l’espèce, le tribunal fait une distinction importante entre les courriels obtenus avant le 19 mai 2012 et ceux obtenus après cette date, alors que l’employeur décidait de surveiller les courriels d’une personne qui n’était plus à son emploi.

Relativement aux courriels antérieurs au 19 mai 2012, le tribunal estime qu’ils sont admissibles en preuve puisque les critères de l’article 2858 du Code civil du Québec ne sont pas satisfaits. À cet effet, le tribunal retient les critères suivants :

  • «  Elle utilisait tant son adresse courriel personnelle (@live.ca) que celle de l’entreprise pour communiquer avec ses clients.
  • Le BlackBerry et l’ordinateur sont la propriété de l’entreprise et ils sont à sa disposition en tout temps.
  • Elle se sert de sa boîte de courriels personnelle tant pour ses affaires personnelles que pour celles de l’entreprise.
  • Il n’y a aucun mot de passe ni barrière informatique pour empêcher un tiers de consulter ses courriels.
  • Esther Morissette n’a eu recours à aucun stratagème ni procédure du type essais et erreurs pour découvrir le mot de passe, il n’y en avait aucun; c’est dans le but de faire le ménage de la boîte vocale afin de remettre l’appareil à un autre employé qu’elle tombe sur l’ensemble des messages contenus dans la boîte de courriels de Mme Marquis [3].

Dans ces circonstances, le tribunal conclut que c’est plutôt l’exclusion de ces courriels qui déconsidérerait l’administration de la justice, compte tenu de la fonction première d’une cour de justice qui est de découvrir la vérité afin de disposer du litige entre les parties.

Le tribunal exclut cependant de la preuve un courriel envoyé par l’employée à son conjoint au motif qu’il s’agit manifestement d’une communication privée qui demeure sans pertinence avec le litige[4].

Les courriels obtenus après le 19 mai 2012 doivent également être exclus. À compter de cette date, l’employeur est bien conscient qu’il s’agit de l’adresse de courriel personnelle de son ancienne employée. Il procède alors à une interception volontaire d’échanges privés dans le but de bonifier sa preuve. Le tribunal conclut que l’on ne peut autoriser l’admissibilité en preuve de courriels obtenus dans de telles circonstances sans déconsidérer l’administration de la justice.

DISCUSSION
En matière de protection du droit à la vie privée en milieu de travail, la Cour suprême du Canada rappelait récemment dans l’arrêt R. c. Cole[5] qu’il est nécessaire d’analyser l’ensemble des circonstances afin de déterminer si un employé jouit d’une protection au droit à sa vie privée dans un contexte particulier.

[52] Le contexte dans lequel des renseignements personnels sont stockés dans un ordinateur appartenant à l’employeur a néanmoins de l’importance. Les politiques, pratiques et coutumes en vigueur dans le milieu de travail sont pertinentes dans la mesure où elles concernent l’utilisation des ordinateurs par les employés. Ces [TRADUCTION] « réalités opérationnelles » peuvent réduire l’attente en matière de respect de la vie privée que des employés raisonnables pourraient autrement avoir à l’égard de leurs renseignements personnels (O’Connor c. Ortega, 480 U.S. 709 (1987), p. 717, la juge O’Connor).

[53] Cependant, même modifiées par la pratique, les politiques écrites ne sont pas déterminantes quant à l’attente raisonnable d’une personne en matière de respect de sa vie privée. Quoi que prescrivent les politiques, il faut examiner l’ensemble des circonstances afin de déterminer si le respect de la vie privée constitue une attente raisonnable dans ce contexte particulier (R. c. Gomboc, 2010 CSC 55 (CanLII), 2010 CSC 55, [2010] 3 R.C.S. 211, par. 34, la juge Deschamps)
[6] (notre soulignement)

Aux fins de déterminer l’admissibilité en preuve des courriels de l’employée, le tribunal devait déterminer s’il y avait une atteinte au droit à la vie privée et, dans l’affirmative, si l’utilisation des courriels déconsidérait l’administration de la justice. Aux fins de déterminer si les courriels violaient le droit à la vie privée de l’employée, le tribunal ne réfère pas directement aux enseignements de la Cour suprême du Canada dans R. c. Cole et plus particulièrement au concept d’attente raisonnable de l’employé au respect de sa vie privée. L’approche retenue apparaît cependant conforme à ces enseignements.

Ainsi, le tribunal énonce plusieurs critères qui semblent indiquer que l’employée ne pouvait s’attendre à un respect strict de sa vie privée relativement au contenu du BlackBerry, notamment en raison du fait que l’appareil appartenait à l’entreprise, qu’aucun mot de passe n’empêchait l’accès à son compte de courriels personnel et qu’elle utilisait sa propre adresse de courriel autant pour ses affaires personnelles et que professionnelles. Relativement à la propriété de l’appareil, il importe de souligner que les tribunaux ont maintes fois rappelé que le simple fait que l’employeur soit propriétaire de l’appareil ne peut constituer à lui seul un facteur qui l’autorise à intercepter les communications[7]. Il s’agira plutôt d’un critère pertinent afin d’analyser l’attente raisonnable de vie privée de l’employé lorsqu’il utilise un appareil qui ne lui appartient pas.

En définitive, la décision de reconnaître l’admissibilité en preuve des courriels antérieurs au 19 mai 2012 et d’exclure les courriels postérieurs à cette date semble essentiellement reposer sur le but poursuivi par l’employeur. Alors que les courriels antérieurs au 19 mai 2012 avaient été découverts de façon fortuite au moment de préparer l’appareil pour un autre employé, la consultation des courriels après le 19 mai 2012 découlait plutôt d’une démarche de l’employeur visant à bonifier sa preuve.

Cette affaire fournit des critères pertinents afin de déterminer la gravité de l’atteinte au droit à la vie privée de l’employé et ultimement l’admissibilité en preuve des documents obtenus en fonction de la règle énoncée à l’article 2858 du Code civil du Québec. Il faut cependant rappeler l’importance d’analyser chaque situation en fonction de l’ensemble des circonstances. À titre d’exemple, l’absence d’avis exigeant un mot de passe afin d’accéder aux courriels personnels de l’employé ne signifiera pas nécessairement que celui-ci a renoncé à son droit à la vie privée.

L’élaboration et la mise en application d’une politique en matière d’utilisation des appareils électroniques mis à la disposition des employés permettront généralement d’éviter bien des litiges, notamment en précisant les prérogatives de l’employeur en matière de contrôle et de surveillance et les droits et obligations des employés relativement à l’utilisation des appareils. Cependant, même si une politique adéquate peut réduire considérablement l’attente de vie privée de l’employé, l’employeur sera bien avisé d’analyser les circonstances particulières de chaque cas afin de déterminer s’il contrevient au droit à la vie privée de l’employé et si les éléments obtenus seront susceptibles d’être utilisés devant les tribunaux.

Enfin, l’affaire Images Turbo inc. c. Marquis semble s’inscrire dans une tendance récente des tribunaux civils à admettre des éléments de preuve obtenus en violation du droit à la vie privée, en considérant que c’est plutôt l’exclusion de ces éléments qui déconsidérerait l’administration de la justice, particulièrement lorsque les éléments de preuve sont au cœur du litige.

Source : VigieRT, novembre 2013.


1 Images Turbo inc. c. Marquis, 2013 QCCS 2781.
2 Ville de Mascouche c. Huguette Houle et C.M.Q., [1999] R.J.Q. 1894
3 Images Turbo inc. c. Marquis, supra note 1, par. 51.
4 Ibid, par. 56.
5 R. c. Cole, 2012 CSC 53, [2012] 3 RCS 34.
6 Ibid, par. 52-53.
7 Srivastava c. Hindu Mission of Canada (Quebec) Inc., 2001 CanLII 27966 (QC CA).

Robert Boyd, CRIA