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Ordonnance de sauvegarde des droits des parties : prudence!

Dans un jugement rendu le 28 février 2014[1], la Cour d’appel se prononce sur le droit pour un employeur de récupérer des primes d’assurance de ses salariés rétroactivement à la date de mise en vigueur des modifications d’un régime d’assurance vie collective supplémentaire « AVCS ».

20 mai 2014
Gilles Rancourt, CRIA, avocat

Les faits
Les faits de l’affaire démontrent que des employés syndiqués, appartenant à deux syndicats, ont droit à une assurance vie collective supplémentaire. Dans le cas en litige, cette assurance est optionnelle, et les coûts sont assumés à parts égales entre les salariés adhérents et l’employeur. En novembre 2000, ce dernier annonce aux adhérents du régime de l’AVCS des modifications qui entraîneront une hausse considérable de leurs primes. Des griefs sont déposés alléguant que les modifications contreviennent à la convention collective. L’employeur fixe la mise en place des modifications au 31 août 2001 et demande aux adhérents de faire le choix de maintenir leur adhésion ou de s’en défaire à cette dernière date.

Le 28 août 2001, les syndicats présentent à un arbitre de griefs une demande d’ordonnance de sauvegarde qui est accueillie. L’arbitre ordonne à l’employeur de maintenir le statu quo quant au régime, de maintenir la méthode de financement et de tarification existante et de suspendre les choix déjà exercés par les adhérents jusqu’au prononcé de la décision finale ou jusqu’à ce qu’il y ait entente entre les parties.

Trois ans plus tard, un tribunal d’arbitrage conclut que l’employeur n’a pas contrevenu aux conventions collectives. Il écrit toutefois qu’il a failli à ses obligations de mandataire et il l’empêche de donner suite aux modifications sans que certaines conditions soient remplies. Ces décisions font l’objet de révisions judiciaires qui culminent par un jugement de la Cour d’appel rendu le 30 avril 2009. Celle-ci conclut que l’employeur n’a pas contrevenu à la convention collective et annule les conditions de l’arbitre. Une autorisation de pourvoi à la Cour supérieure est rejetée le 17 décembre 2009.

À la suite de cette victoire, l’employeur réclame, de la part des adhérents, le paiement des primes qu’ils auraient dû verser pour la période de septembre 2001 à juin 2010. Les syndicats déposent un grief à l’encontre de cette décision de l’employeur et font valoir que les modifications au régime de l’AVCS ne sont entrées en vigueur que le 17 décembre 2009.

Pour sa part, l’employeur soulève que l’ordonnance de sauvegarde est provisoire et conservatoire. Les droits des parties sont conservés dans le même état qu’ils étaient avant l’ordonnance. Elle a donc le droit de réclamer les primes modifiées, puisque le tribunal d’arbitrage a décidé qu’elle avait le droit de modifier le régime de l’AVCS et de hausser les primes. Ce droit existe depuis 2001.

La décision de l’arbitre
L’arbitre accueille les griefs le 27 janvier 2011. Il est d’avis qu’il faut distinguer une ordonnance de sauvegarde prononcée en matière civile de celle émise en droit du travail. L’arbitre souligne que l’ordonnance de sauvegarde en matière civile a une durée très limitée dans le temps, ne valant que jusqu’au jugement interlocutoire, alors que celle émise en vertu du Code du travail vaut jusqu’à ce que le grief soit définitivement tranché.

L’arbitre réfute ensuite l’argument de l’employeur selon lequel son droit de prélever les primes est suspendu depuis 2001. Il mentionne que le droit de l’employeur, au moment du prononcé des ordonnances de sauvegarde, était incertain et que son exercice était suspendu jusqu’à la décision finale de l’arbitre. Ce n’est qu’au moment de cette décision finale que le droit est devenu certain et qu’il pouvait être mis en œuvre. Il situe donc le droit à exiger les primes des adhérents au 17 décembre 2009, et ce droit n’a aucune portée rétroactive.

Pour étayer son raisonnement, l’arbitre donne l’exemple d’une ordonnance de maintien du statu quo ante permettant à un salarié congédié de continuer néanmoins à exercer sa prestation de travail. Si le grief de congédiement est subséquemment rejeté, il précise que le congédiement survient nécessairement après la décision finale de l’arbitre. Dans ce contexte, le travail que le salarié a effectué dans l’intervalle et la rémunération touchée ne peuvent être affectés rétroactivement. Par analogie, le droit naît au moment de la décision finale, et les salariés n’ont pas à payer rétroactivement les primes d’assurance modifiées.

Il est toutefois conscient que cette situation peut entraîner des dommages pour l’employeur dont l’exercice d’un droit reconnu a été suspendu par une ordonnance de sauvegarde. C’est la raison pour laquelle il faut être très prudent avant d’émettre une telle ordonnance, dit-il.

Le jugement de la Cour d’appel
La Cour d’appel rejette la requête en révision judiciaire déposée par l’employeur. Elle avalise entièrement le raisonnement de l’arbitre. Elle se dit d’accord avec le fait que certaines ordonnances de sauvegarde, comme celles de l’espèce, ne peuvent être annulées rétroactivement. Elle reconnaît que les modifications au régime de l’AVCS présentées par l’employeur ne pouvaient être mises en place qu’au moment de la décision finale et que dès lors, l’employeur ne pouvait exiger rétroactivement le paiement des nouvelles primes.

Les commentaires
La Cour prend bien soin de spécifier que son arrêt ne prétend pas régler le sort de toutes les ordonnances de sauvegarde prononcées en vertu du Code du travail. Force est de reconnaître que la situation d’espèce est ici vraiment particulière pour cet employeur, puisque ce dernier veut modifier les conditions d’un régime d’AVCS. Une ordonnance de sauvegarde l’empêche de mettre en œuvre les modifications pendant une période de huit ans. Son droit de modifier le régime est finalement reconnu par les tribunaux, et l’ordonnance de sauvegarde devient caduque. Malgré cela, il ne peut réclamer le paiement des primes d’assurance rétroactivement, puisque le droit, selon la Cour d’appel, naît à la survenance de l’événement qu’est la décision arbitrale finale sur les griefs. Leçon à retenir : avant d’émettre une ordonnance de sauvegarde des parties, la prudence est de mise.

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Source : VigieRT, mai 2014.


1 Hydro-Québec c. SPIHQ et al.

Gilles Rancourt, CRIA, avocat Droit du travail et de l’emploi Heenan Blaikie S.E.N.C.R.L., S.R.L.