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La négociation et l’état actuel du droit : vers un meilleur encadrement ou un rétrécissement de la marge de manoeuvre?

Nul doute que l’exercice de négociation d’une convention collective a fortement évolué au cours des dernières décennies. Communément désigné, il n’y a pas si longtemps, en tant que « loi des parties », il est indéniable que cette expression ne s’applique plus au contrat collectif de travail.

21 octobre 2015
Tiphaine Morel, CRHA

L’analyse de la négociation a longtemps posé son regard sur le « comment » Par exemple, comment aborder la négociation? Comment doser le rapport de force? Quelles informations transmettre à l’autre partie? Comment atteindre ses buts? Il était alors question de modes de négociation, qu’elle soit traditionnelle, raisonnée, coopérative ou encore contributive.

Dorénavant, il y a surtout – et obligatoirement! – lieu de s’attarder sur le « quoi », c’est-à-dire que peut-on encore négocier? En effet, devant les dispositions législatives et l’évolution jurisprudentielle, force est de constater que l’étau se resserre pour les parties à la négociation.

En matière de rapports collectifs de travail, ce n’est pourtant pas le Code du travail qui engendre cette contraction de la marge de manœuvre. En 1964, seul l’article 62[1] balisait les dispositions de la convention collective. Cinquante ans plus tard, les balises sont bien plus nombreuses et s’imposent par de nouvelles lois, notamment la Loi sur l’équité salariale[2], l’élargissement de la notion d’ordre public, mais aussi, et principalement, par la jurisprudence des tribunaux supérieurs.

Certains exemples sont devenus non seulement des repères, mais des règles incontournables dans le cadre de la négociation d’une convention collective.

Les dispositions législatives
La notion d’ordre public ‒ Les tribunaux ont dû se pencher à quelques reprises sur cette fameuse notion et donc trancher la question de savoir si tel article de loi est implicitement ou non intégré à la convention collective. Exercice simple et logique? Ce n’est pas le cas à en juger par l’affaire Isidore Garon ltée[3] dans laquelle quatre juges sur sept de la Cour Suprême du Canada ont conclu que l’article 2091 du Code civil du Québec, légiférant en matière de délai de congé, ne s’appliquait pas au régime collectif de travail.

Cependant, en règle générale, malgré les enjeux et les mandats des parties, les contre-propositions et les compromis, toute entente doit impérativement rester dans le chemin tracé par ces dispositions d’ordre public. Dans le cadre d’une négociation, cette notion d’ordre public va s’intercaler, par exemple, dans les clauses relatives aux droits parentaux, au traitement des heures supplémentaires, aux congés divers, au salaire, etc.

En ce qui concerne la négociation des clauses pécuniaires, la Loi sur l’équité salariale doit être prise en compte avec rigueur. L’exercice de négociation des échelles de salaire est devenu périlleux, car l’employeur craint de « perturber » l’équité salariale en proposant, par exemple, des pourcentages différents d’augmentation pour certaines classes salariales (en fonction du contexte économique ou encore sur la base d’un rattrapage salarial pour certains postes). La négociation des clauses pécuniaires a donc tendance à se conclure de façon linéaire.

La jurisprudence
L’obligation d’accommodement ‒ Depuis le début du millénaire, le droit des rapports collectifs a été fortement ébranlé par quelques décisions d’autorité[4]. Cette obligation à laquelle les juges de la Cour suprême du Canada ont donné lieu tend à fragiliser les dispositions conventionnelles. Quid de l’ancienneté, des horaires de travail, de l’attribution d’un poste, des règles de supplantation, de l’équité, et autre? Et même, qu’en est-il des ententes de dernière chance? Obligées d’adopter une approche individuelle en cas d’obligation d’accommodement, les parties sont contraintes de mettre de côté les intérêts collectifs et le contrat négocié pour satisfaire à l’état du droit. Il s’agit là d’une petite révolution en soi quant à la négociation. La convention collective, auparavant un contrat négocié puis « scellé » pour quelques années afin de garantir la paix industrielle, peut à présent s’ouvrir, être repensée et être modulée dans certains cas. Comment aborder la négociation dans ces circonstances? Les parties ont-elles encore et réellement une latitude de négociation?

L’ancienneté ‒ Valeur fondamentale, l’ancienneté syndicale fait toujours l’objet de plusieurs articles d’une convention collective, notamment de ceux sur le calcul, l’accumulation, l’interruption ou la perte d’ancienneté. Les clauses de perte d’ancienneté ont longtemps été appliquées de façon automatique dans le cas, par exemple, d’un congédiement administratif en raison d’une invalidité de longue durée. Il y a quelques années, la Cour suprême a tranché sur la non-validité de ces clauses en raison des droits garantis par la Charte des droits et libertés de la personne[5]. Ces clauses de perte d’ancienneté, de tout temps négociées par les parties en fonction de leur contexte, semblent alors moins pertinentes. La question s’impose. Est-ce encore utile de négocier de telles clauses? L’analyse obligatoire de chaque cas d’espèce va à l’encontre du caractère collectif de l’entente contractée par les parties. Alors, est-ce encore matière à négociation?

L’accès à la procédure de grief (et d’arbitrage) ‒ La lecture de la plupart des conventions collectives révèle que certains articles ne s’appliquent pas au personnel temporaire. Sujet de négociation, les parties ont toujours précisé ce type d’exceptions dans des clauses intitulées tour à tour « juridiction » ou « définition » ou « champ d’application ». Il est fréquent que les personnes salariées temporaires n’aient pas de recours possible par voie de grief. Or, de nouveau, les enseignements de la Cour suprême indiquent que ce type de clauses doit être adapté[6]. Nouvelle contrainte à la négociation, les parties doivent permettre aux personnes salariées justifiant deux ans de service continu d’avoir un recours équivalent à la Loi sur les normes du travail. Une nouvelle fois, l’espace de négociation s’amenuise.

Dans le même ordre d’idées, lorsqu’il est question de délai de rigueur pour le dépôt d’un grief, il est important de prévoir que dans le cas d’une plainte pour harcèlement psychologique, ce délai ne pourrait être inférieur à quatre-vingt-dix jours. Il s’agit d’une autre balise incontournable que les parties doivent prendre en considération dans le cadre de la négociation des clauses relatives à la procédure de grief.

Par ailleurs, d’autres questions demeurent. À titre d’exemple, qu’advient-il du maintien ou non de la rémunération lors d’une suspension administrative? Régulièrement négociées par les parties, ces clauses doivent-elles faire écho aux leçons tirées du ratio decidendi du plus haut tribunal du pays[7] ou faut-il retenir la non-application de l’arrêt Cabiakman dans le contexte des rapports collectifs du travail[8]?

Une évolution lente, mais certaine
L’exercice de négociation d’une convention collective de travail a donc évolué. Bien entendu, cette évolution peut être perçue comme synonyme d’équité, de transparence, d’un meilleur respect des lois grâce à un encadrement rigoureux du législateur et des décideurs. Mais, en filigrane, il est manifeste que le jeu de la négociation a été chamboulé. L’éventail des possibilités d’action est réduit, même s’il est vrai que quelques décisions  notamment sur les disparités de traitement[9]  permettent de penser qu’une certaine marge de « liberté » reste possible.

Auparavant, véritables outils de gestion, les textes de la convention collective permettaient aux parties et aux personnes salariées de connaître leurs droits et leurs obligations. À présent, le contrat de travail collectif est certes une référence, mais de nombreuses limites coexistent en dehors de son contenu et sont peu connues du gestionnaire ou de l’employé.

Conclusions
Dans cette perspective, le rôle du négociateur n’est plus simplement d’arrêter une stratégie, de connaître le contexte conjoncturel, de prendre en considération les intérêts des mandants ou encore d’étudier la partie adverse. Le rôle du négociateur ne se résume pas non plus uniquement à appliquer les lois. En effet, le négociateur se doit également de bien saisir la hiérarchie des sources de droit en droit du travail afin de cerner adéquatement les impacts sur le contenu et la mise en œuvre de la convention collective.

La préparation à la négociation requiert une bonne connaissance de l’état du droit afin d’être en mesure de formuler des demandes valides, de procéder à une révision des textes en vue de leur conformité et de pouvoir argumenter avec assurance, et ce, dans le cadre juridique établi. Cette connaissance est désormais l’assise du pouvoir de négociation et de la force de conviction. Quant à eux, les objectifs demeurent les mêmes : négocier de bonne foi, être crédibles et préserver de saines relations de travail.

Source : VigieRT, octobre 2015.


1 Article 62 du Code du travail
2 Loi sur l’équité salariale (L.R.Q., chapitre E-12.001)
3 (C.S. Can., 2006-01-27), 2006 CSC 2, SOQUIJ AZ-50353146, J.E. 2006-299, D.T.E. 2006T-132, [2006] 1 R.C.S. 27.
4 Hydro-Québec c. Syndicat des employé-e-s de techniques professionnelles et de bureau d’Hydro-Québec, section locale 2000 (SCFP-FTQ) 2008 CSC 43 et Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3
5 Centre universitaire de santé McGill (Hôpital général de Montréal) c. syndicat des employés de l’Hôpital général de Montréal [2007] 1 R.C.S. 161
6 Syndicat de la fonction publique du Québec c. Québec (Procureur général), 2010 CSC 28, [2010] 2 R.C.S. 61
7 Cabiakman c. Industrielle-Alliance Cie d’Assurance sur la Vie, [2004] 3 R.C.S. 195
8 Syndicat des travailleurs et travailleuses de l’Hôpital général juif c. Hôpital général juif, [2013] AZ-50994004 (T.A.)
9 Syndicat des employées et employés professionnels-les et de bureau, section locale 574, SEPB, CTC-FTQ c Groupe Pages Jaunes Cie, 2015 QCCA 918.

Tiphaine Morel, CRHA