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La suspension administrative aux fins d’enquête : des droits et des obligations

Introduction

À l'automne 2017, des allégations de harcèlement et d’abus de pouvoir ont été portées par un groupe d’étudiants et d’ex-étudiants contre un comédien et professeur au Conservatoire d’art dramatique de Montréal (CADM). Ces allégations reposent sur des événements survenus il y a 10 ans[1]. La direction de l’établissement dit être intervenue « rapidement » après avoir été informée des allégations, et ce, « même si aucune plainte officielle n’a été déposée ». Aux fins d’enquête, elle a « relevé temporairement de ses fonctions » le professeur, jugeant ces allégations « très graves »[2]. Notons qu’il n’est aucunement question de harcèlement sexuel dans ce cas.

14 mars 2018
Marie-Josée Legault et Marie-Eve Bernier

Cette affaire soulève d’importants enjeux de relations de travail dans un contexte de plaintes d’usagers. Nous proposons ici un rappel des obligations de l’employeur dans le cadre de la suspension administrative temporaire d’un membre du personnel aux fins d’enquête ou à la suite de plaintes d’usagers.

L’employé qui fait l’objet de plaintes n’a pas encore été accusé ni jugé. Cependant, son employeur peut souhaiter protéger ses intérêts légitimes en l’isolant pendant l’enquête. L’employé demeure disponible pour le travail. Dans ce contexte, a-t-il droit à sa rémunération?

Qu’est-ce que la supension administrative?

Distinguer suspension disciplinaire et administrative

Lorsqu’une personne enfreint les règles de l’organisation, l’employeur dispose d’un éventail de sanctions, allant de l’avertissement oral à l’écrit, puis de la suspension disciplinaire avec solde et sans solde, jusqu’au congédiement lorsque les étapes précédentes n’ont pas porté fruit. De telles sanctions s’accompagnent généralement de perte d’avantages, notamment de rémunération.

Contrairement à la suspension disciplinaire, la suspension administrative est une mesure provisoire par laquelle un employeur retire à un membre du personnel le droit d’exercer ses fonctions lorsque sa prestation compromet les intérêts légitimes de l’organisation, par exemple à la suite d’allégations au sujet desquelles l’employeur doit enquêter[3]. Ce pouvoir découle des droits de la direction : l’employeur détient les pouvoirs nécessaires pour gérer son organisation et en protéger les intérêts[4].

Par exemple, l’arrêt Cabiakman[5] concerne un directeur des ventes travaillant pour une compagnie d’assurances dans le cadre d’un contrat à durée indéterminée. Trois mois après son embauche, l’employé est arrêté à son domicile relativement à des accusations criminelles de tentative d’extorsion contre son courtier en valeurs mobilières. L’employeur le suspend sans solde jusqu’à la décision finale des tribunaux en raison du lien entre la nature des accusations reprochées et ses fonctions. Il invoque l’importance de l’image de l’organisation auprès des clients.

Qui plus est, la publication de la nouvelle dans les médias affecte sa réputation. Dans ce cadre, la présence de l’employé au travail induit un risque sérieux et immédiat pour les affaires[6].

Les obligations de l’employeur

Un motif sérieux

Cela ne signifie pas que l’employeur peut suspendre à des fins administratives pour n’importe quelle raison; il doit avoir un motif sérieux[7]. L’arrêt Cabiakman confirme le droit de l’employeur de suspendre administrativement lorsqu’il existe un lien entre la nature des accusations et les fonctions de la personne. Le lien doit rendre la suspension nécessaire pour protéger l’organisation. Par exemple, l’employeur peut souhaiter éloigner des clients une personne faisant l’objet d’une enquête judiciaire. Il peut aussi vouloir les protéger dans le cas où un membre du personnel serait déclaré coupable de ce qu’on lui impute[8]. Par exemple, dans l’affaire Cabiakman, la probité de l’employé est déterminante, tant envers les clients de son employeur qu’auprès de l’équipe de vendeurs qu’il supervise[9].

Pour imposer une suspension administrative, l’employeur doit donc démontrer :

  • un lien suffisant entre les actes reprochés, la nature des accusations et l’emploi occupé;
  • des raisons de croire que le maintien de la personne nuira à l’organisation, à son image et à sa réputation;
  • l’impossibilité d’affecter la personne à un autre poste où sa présence nuira moins;
  • le besoin de protéger le public, les clients ou les usagers[10].

Entendre l’autre partie

Si le membre du personnel est accusé par les forces de l’ordre, l’employeur n’est pas tenu de mener sa propre enquête. Il doit cependant entendre la personne qui veut donner sa version des faits[11]. Lorsqu’une telle enquête rejette les accusations, cela ne discrédite pas la suspension administrative imposée par l’employeur : la décision s’apprécie au moment et dans le contexte où elle est prise[12].

La suspension administrative est un phénomène important dans certains milieux où l’image fait partie intégrante de l’intérêt de l’employeur, notamment les forces policières, l’enseignement et les services financiers.

Avec ou sans solde?

Un contrat est un accord entre deux parties, et l’une d’elles ne peut unilatéralement le modifier, sauf si le contrat de travail ou la convention collective le prévoit[13]. Or, dans le contexte d’une suspension administrative, le membre du personnel doit demeurer disponible, car il est lié par son contrat de travail. Il est cependant privé de la possibilité de gagner sa vie. Les parties au contrat n’étant pas dans une relation d’égalité, il faut rémunérer la personne suspendue ou affecter celle qui fait l’objet de plaintes ou d’accusations à un autre poste moins en vue[14]. Dans le cas contraire, l’employeur déroge alors à son obligation de fournir du travail et d’en permettre l’exécution[15]. Le contrat de travail est donc rompu, et la personne salariée pourrait réclamer les indemnités auxquelles elle a droit, notamment son indemnité de départ[16].

Des exceptions?

Des restrictions judiciaires

L’employeur peut-il être dispensé de rémunérer la personne suspendue? La question est encore débattue, et il existe en effet des exceptions lorsque :

  • La suspension sans solde est prévue dans le contrat de travail ou dans la convention collective; cependant, l’employeur ne doit pas abuser de son pouvoir en utilisant la contrainte (art. 1385-1399 CcQ); de telles ententes sont convenues, par exemple, dans le cas d’accusations criminelles ou lorsque la personne est détenue, puis remise en liberté sous réserve de conditions qui l’empêchent d’être disponible pour le travail;
  • Le membre du personnel n’a pas respecté son engagement de loyauté envers son employeur (art. 2088 CcQ) en commettant une faute grave donnant lieu à une ordonnance lui interdisant d’entrer en contact avec ses collègues et de se présenter au travail[17].

La suspension pour faute grave de courte durée

Il arrive que la suspension administrative sans solde se justifie par le dommage causé à l’image de l’organisation. Comme l’illustre la décision de la Cour d’appel Fraternité des policiers de Lévis, la suspension doit alors être d’une courte durée[18]. Dans cette affaire, un policier fait l’objet d’une enquête à la suite d’une poursuite automobile s’étant terminée par un accident. La convention collective permet à l’employeur de suspendre de façon administrative et sans solde un policier. La direction le suspend sans solde, à titre de mesure administrative, et ce, jusqu’à la décision relative aux accusations criminelles. La direction dit devoir préserver la confiance du public. En pratique, la suspension durera 21 mois.

Par voie de grief, le syndicat conteste le fait que la suspension soit imposée sans traitement. L’arbitre convient qu’elle est justifiée, mais considère que la suspension sans traitement doit être d’une durée courte et déterminable. La suspension était si longue que l’employeur aurait dû :

  • verser le traitement : dans le passé, l’employeur a déjà suspendu avec solde, pendant plus de trois ans, deux policiers accusés d’avoir rédigé un faux rapport;
  • réaffecter le policier à des tâches administratives ou en démontrer l’impossibilité;
  • entamer une procédure disciplinaire, effectuer une enquête et congédier le policier, s’il concluait à sa responsabilité.

Les intérêts de l’employeur sont protégés par la suspension avec solde, tout comme la présomption d’innocence à laquelle a droit le policier.

Si la Cour supérieure a infirmé la décision de l’arbitre, la Cour d’appel la maintient et réaffirme le principe général du versement du salaire en cas de suspension administrative. Il ne suffit pas que la convention collective prévoie la suspension sans solde pour conférer à l’employeur le droit absolu de la pratiquer.

En pratique, la durée et le contenu d’une enquête sont imprévisibles et de ce fait, une suspension administrative aux fins d’enquête n’a généralement pas de durée prédéterminée et ne vise pas à punir, mais à protéger l’employeur. Pour cette raison, une tendance répandue soutient qu’elle ne doit pas interrompre le versement du traitement[19].

Conclusion : La règle générale et les conditions à respecter

L’employeur peut exceptionnellement suspendre unilatéralement le contrat individuel. À défaut d’une entente en établissant les modalités, la loi encadre ce pouvoir; il y a quatre conditions à respecter :

  1. la mesure prise doit être nécessaire pour protéger les intérêts légitimes de l’entreprise;
  2. la bonne foi et le devoir d’agir équitablement doivent guider l’employeur dans sa décision d’imposer une suspension administrative; ces deux premières conditions imposent à l’employeur le fardeau de démontrer le caractère juste et raisonnable de la suspension;
  3. l’interruption provisoire de la prestation du membre du personnel doit être prévue pour une durée relativement courte, déterminée ou déterminable;
  4. la suspension est en principe imposée avec solde, sous réserve de cas exceptionnels. Faute de satisfaire les deux dernières conditions, la suspension se distinguerait mal d’un congédiement[20].

Marie-Josée Legault et Marie-Eve Bernier

Source :

Source : VigieRT, mars 2018.

1 Louis-Philippe Ouimet (SRC) diffusé le 14 novembre 2017,« Toi, je vais te casser! » : Gilbert Sicotte suspendu du Conservatoire d'art dramatique de Montréal
2 La Presse canadienne, 15 novembre 2017, Gilbert Sicotte visé par des allégations de harcèlement
3 Commission scolaire de Montréal et Alliance des professeures et professeurs de Montréal (C.G.), (T.A., 2013-12-27), SOQUIJ AZ-51057768, 2014 EXPT-1178; Syndicat des cols bleus regroupés de Montréal, SCFP-301 et Montréal (Ville de) (Pierre Therrien), (T.A., 2011-02-15), SOQUIJ AZ-50731362.
4 Arrêt Cabiakman, parag. 58.
5 Cabiakman c. Industrielle-Alliance Cie d’Assurance sur la Vie 2004 CSC 55.
6 Arrêt Cabiakman, parag. 66.
7 Arrêt Cabiakman, parag. 59.
8 Arrêt Cabiakman, parag. 14.
9 Arrêt Cabiakman, parag. 10 et 20-23.
10 Arrêt Cabiakman, parag. 65.
11 Arrêt Cabiakman, parag. 62.
12 Arrêt Cabiakman, parag. 67; Commission scolaire de Montréal et Alliance des professeures et professeurs de Montréal (C.G.), (T.A., 2013-12-27), SOQUIJ AZ-51057768.
13 Arrêt Cabiakman, parag. 30-32.
14 Arrêt Cabiakman, parag. 60-61.
15 Art. 2087 CcQ et arrêt Cabiakman, parag. 26.
16 Art. 1605 et 2091 CcQ et arrêt Cabiakman, parag. 46-51 et 72.
17 Groupe TVA inc. et Syndicat des employés de TVA, section locale 687 (SCFP) (Dominique Trottier), (T.A., 2013-09-27), 2013EXPT-2088, D.T.E. 2013T-767; Syndicat de l’enseignement de l’amiante (CSQ) et Commission scolaire des Appalaches (griefs individuels, Jean Delisle et un autre), 2016 QCTA 168; Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP), section locale 2718 (FTQ) et Centres de la jeunesse et de la famille Batshaw (Tina Close) , 2017 QCTA 561.
18 Fraternité des policiers de Lévis c. Lévis (Ville de) 2014 QCCA 1453.
19 Hippodrome de Montréal et Syndicat des employés des services de l’entretien de l’Hippodrome de Montréal (T.A., 2002-08-30), SOQUIJ AZ-02141263.
20 Arrêt Cabiakman, parag. 62-67 et 71-72.