Deux modèles de mobilité sociale sont pertinents pour analyser les facteurs explicatifs du succès de carrière. Selon le modèle de la mobilité par concours, la carrière se déroule en mode compétition ouverte dans laquelle la compétence et l’effort comptent pour beaucoup. En revanche, le modèle de la mobilité commanditée repose sur l’idée que le succès de carrière résulte du soutien offert par l’organisation à un groupe restreint de personnes qui reçoivent tous les privilèges. Le premier se fonde sur l’appréciation du mérite de chacun, le second sur une structure sociale élitiste.
On associe l’expérience sur le marché du travail, l’implication dans le travail, l’ancienneté, le niveau de scolarité, la volonté à accepter un transfert, les compétences politiques et le capital social à la mobilité par concours. Le soutien du superviseur, les opportunités de formation et de développement des compétences ainsi que l’accès aux ressources de l’organisation sont des facteurs qui s’inscrivent plutôt dans la logique de la mobilité commanditée.
La perception des possibilités de mobilité externeSi on estime qu’elle est le reflet des compétences ou du capital humain de la personne, la perception des possibilités de mobilité externe s’inscrit dans la perspective du modèle par concours. En effet, une personne convaincue que son expertise serait en demande sur le marché du travail témoigne de sa compétence. Son succès subjectif de carrière serait alors davantage fonction de son capital humain que du soutien de son organisation. Sa compétence l’aiderait à cheminer dans un modèle de mobilité professionnelle qui s’assimile à une compétition ouverte. Selon cette vision des choses, il y aurait une association positive entre la perception des possibilités de mobilité externe et le succès subjectif de carrière.
La compatibilité entre la personne et son organisation
Si on considère plutôt que la progression de carrière est le résultat d’un processus de sélection contrôlée par les élites de l’organisation, la compatibilité personne-organisation se situe dans la perspective de la mobilité commanditée. En fait, il semble que les élites de l’organisation choisissent de fournir leur soutien à des individus qui leur ressemblent, ce qui favorise leur avancement de carrière et les propulse vers des fonctions prestigieuses. En l’occurrence, leur succès de carrière serait alors fonction du soutien de leur organisation plutôt que de leur compétence. Pour cette raison, il y aurait une association positive entre la compatibilité personne-organisation et le succès subjectif de carrière.
Dans le même ordre d’idées, il semblerait, dans une perspective de mobilité commanditée, que les individus qui ont du succès dans leur carrière sont ceux qui reçoivent un soutien de la part de l’organisation. Cet appui se manifeste notamment par des opportunités de formation et de développement des compétences ainsi que par l’accès aux ressources de l’organisation. Si on fait un lien avec le processus de sélection – pierre angulaire du modèle de mobilité commanditée –, il semblerait que le succès subjectif de carrière serait associé à la fois à la compatibilité personne-organisation et au soutien de l’organisation. En fait, plus l’individu est compatible avec l’organisation, plus il lui est possible de bénéficier d’un soutien, ce qui favoriserait sa progression de carrière. Dans cette optique, le soutien organisationnel interviendrait dans la relation entre la compatibilité personne-organisation et le succès subjectif de carrière.
Contributions et démarche
De nombreuses études ont examiné les facteurs explicatifs du succès de carrière (Ng, Eby, Sorensen et Feldman, 2005). Toutefois, peu d’entre elles l’ont fait à la lumière des deux perspectives de mobilité organisationnelle. Dans notre recherche, nous avons voulu élargir la portée de ces études en analysant deux facteurs explicatifs (la perception des possibilités de mobilité externe et la compatibilité personne-organisation) qui ont été peu traités dans la littérature, en les associant aux deux modèles de mobilité organisationnelle, soit la mobilité par concours et la mobilité commanditée. Notre objectif est de déterminer si le succès subjectif de carrière est fonction autant de la perception des possibilités de mobilité externe que de la compatibilité entre les personnes et les organisations. Dans ce contexte, nous nous sommes intéressés aux CRHA et CRIA, membres de l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés. À cet effet, nous avons eu recours, pour vérifier empiriquement nos hypothèses de recherche, à des données qui ont été colligées en 2005 par Tania Saba, CRHA, Ph. D., et Marie Ève Dufour, CRHA, Ph. D., dans le cadre de leur étude sur les rôles, la carrière et les relations d’emploi des professionnels de la gestion des ressources humaines (572 répondants).
Dans la présente recherche, le succès subjectif de carrière est mesuré par la satisfaction de carrière, étant donné qu’elle est présentée dans la littérature comme la dimension la plus pertinente à cet égard. Les répondants devaient indiquer sur une échelle de 1 à 7, où 1 signifie pas du tout et 7 très fortement, dans quelle mesure ils sont satisfaits de leur carrière en lien notamment avec l’atteinte de leurs objectifs de carrière et le progrès réalisé en matière de développement de compétences. Nous avons également mesuré sur une échelle de type Likert leur perception de leurs possibilités de mobilité externe (ex. Je peux facilement obtenir un emploi comparable dans une autre organisation, compte tenu de mes compétences et de mon expérience, je suis considéré comme une ressource à valeur ajoutée par d’autres organisations) et leur perception de leur compatibilité avec leur organisation (ex. Mes valeurs, mes buts et ma personnalité s’harmonisent avec mon organisation et son personnel actuel, les valeurs et la « personnalité » de mon organisation correspondent aux miennes). Finalement, nous avons mesuré leur perception du soutien à la carrière reçu de leur employeur (ex. Des ressources appropriées pour effectuer le travail).
Principaux résultatsLes résultats obtenus indiquent une association positive entre la perception des possibilités de mobilité externe et le succès subjectif de carrière. Il semblerait donc que les professionnels en ressources humaines qui considèrent avoir une valeur sur le marché du travail estiment aussi que leur carrière est prospère. En regard du modèle de la mobilité par concours, augmenter ses possibilités de mobilité externe sur le marché du travail en investissant dans son capital humain et social pourrait être considéré comme l’un des moyens permettant à l’individu de se démarquer des autres dans une compétition de carrière. Il faut bien reconnaître que les professionnels s’identifient beaucoup à leur champ de pratique et chérissent leur expertise, leurs connaissances et leurs compétences. Leur succès subjectif de carrière serait ainsi fonction de leur perception des opportunités pouvant s’offrir à eux sur le marché du travail.
Les résultats révèlent également un lien positif entre la compatibilité personne-organisation et le succès subjectif de carrière. En rapport avec le modèle de la mobilité commanditée, les individus qui connaissent un succès de carrière sont ainsi ceux qui se voient dans les valeurs de l’organisation. De ce fait, il serait intéressant pour les professionnels en ressources humaines d’évaluer le degré de leur compatibilité avec l’organisation, en termes de valeurs et de culture par exemple, et ce, afin de maximiser leurs chances d’avoir un sentiment de succès professionnel. En outre, les résultats obtenus mettent en évidence l’effet médiateur du soutien organisationnel dans le lien entre la compatibilité personne-organisation et le succès subjectif de carrière. Ainsi, meilleure est la compatibilité entre la personne et l’organisation, plus il y a de soutien de leur responsable hiérarchique, de possibilités de formation et de développement des compétences et de ressources. Ce soutien organisationnel les amènerait à être satisfaits de leur avancement professionnel.
ConclusionNotre étude suggère des pistes intéressantes pour les organisations. Elle pourrait s’avérer utile pour les employeurs qui se préoccupent de la satisfaction de carrière de leurs employés et surtout de leur main-d’œuvre professionnelle. Elle met en évidence l’importance de tenir compte de la perception que peuvent avoir certains professionnels de leur valeur sur le marché du travail. Les organisations auraient, semble-t-il, intérêt à mettre en place des programmes de reconnaissance qui tiennent compte de cette valeur sur le marché du travail. Il serait pertinent également de concevoir des programmes de fidélisation favorisant le développement professionnel et l’engagement des personnes. Cela permettrait de répondre à la fois à des besoins de productivité et de réalisation professionnelle. De leur côté, les professionnels en ressources humaines peuvent élargir leurs réseaux à des professionnels de l’extérieur de l’organisation et chercher à obtenir une évaluation de leur profil et de leur expérience de travail; cela leur permettrait d’avoir une perception plus juste de leur valeur sur le marché du travail et d’être constamment informés des nouvelles exigences et des mises à jour requises en termes de développement professionnel.
Les résultats de notre recherche témoignent aussi de l’importance de la perception que les professionnels en ressources humaines peuvent avoir de leur compatibilité avec leur organisation, en regard, par exemple, de leurs valeurs comparativement à celles de l’organisation. À cet effet, il serait intéressant pour les entreprises de concevoir des outils pour mesurer cette compatibilité lors des processus de sélection (tests psychométriques, jeux de rôle, simulations, etc.) et d’adapter leur processus d’accueil et d’intégration afin qu’il renforce cette perception de compatibilité chez les nouvelles recrues, ce qui facilitera leur adaptation et leur intégration.
En fait, les professionnels qui s’estiment compatibles avec leur organisation valorisent le soutien qu’ils reçoivent de cette dernière, ce qui génère le succès subjectif de carrière qui est tout aussi important, sinon plus que le succès objectif (salaire et promotions). L’accès au soutien de carrière paraît ainsi être distribué inégalement. Par conséquent, une réflexion s’impose, au niveau de l’équipe de direction, pour déterminer si le soutien de carrière à un groupe restreint de personnes correspond au modèle que veut favoriser l’organisation. Dans un contexte de diversité ou d’innovation, le soutien de carrière devrait-il cibler seulement les personnes dont les valeurs sont aussi celles de l’organisation?
Salima Hamouche, CRHA, M. Sc., responsable des ressources humaines, Alia Conseil et candidate au doctorat en relations industrielles,
Université de Montréal, Victor Haines, CRHA, Ph. D., professeur titulaire, École de relations industrielles, Université de Montréal, et Tania Saba, CRHA, Ph. D., vice-doyenne aux études supérieures et aux affaires extérieures, Faculté des arts et des sciences, Université de Montréal et professeure titulaire, École de relations industrielles, Université de Montréal
Salima Hamouche, CRHA, a reçu en 2012 une bourse décernée par la Fondation de l’Ordre pour soutenir sa recherche en vue de l’obtention du grade de maîtrise en relations industrielles.
Source : Effectif, volume 16, numéro 3, juin/juillet/août 2013.
Bibliographie
Ng, T.W.H., L. T.Eby, K. L. Sorensenet D. C. Feldman (2005). « Predictors of Objective and Subjective Career Success: A Meta-Analysis », Personnel Psychology, Durham, summer, Vol. 58, Iss. 2, p. 367-408.
Saba .T. et M. E. Dufour (2006). « Rôles, conditions d’emploi et carrière des professionnels de la gestion des ressources humaines », Effectif, vol. 9, n° 1.