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Vie privée et devoir de loyauté dans le monde virtuel

L’engouement pour les médias sociaux ne fait plus de doute et leur utilisation en gestion des ressources humaines comporte de nombreux avantages en matière d’attraction, de fidélisation et de mobilisation des employés.

1 mars 2011
Jean-François Ouellet, CRHA

Toutefois, certaines pratiques reliées à l’usage des médias sociaux en milieu de travail mettent en relief certains enjeux légaux et éthiques. Il faut donc poser un regard critique sur certains usages.

Des pratiques en émergence
Parmi les pratiques les plus répandues, on retrouve l’utilisation des médias sociaux comme stratégie de recrutement pour attirer des candidats. Cette pratique est tout à fait légitime tant sur le plan légal que sur le plan éthique, mais pourrait devenir controversée si l’employeur procédait, avant leur embauche, à une vérification des contenus publiés en ligne par les candidats. Il n’existe toutefois pas d’études pour démontrer l’ampleur de ce phénomène au Québec et au Canada; mais plusieurs études internationales confirment cette tendance, dont une étude britannique qui indique que 40 % des employeurs interrogés disent avoir été dissuadés de recruter des individus après avoir consulté les contenus qu’ils avaient affichés en ligne. Dans une enquête américaine, 45 % des employeurs prétendent utiliser les médias sociaux aux fins de vérification avant embauche et, de ce nombre, plus du tiers n’ont pas engagé un candidat en raison des commentaires publiés en ligne faisant allusion à de l’alcool, à de la drogue ou des commentaires négatifs sur un employeur (Source : Commissariat à la protection de la vie privée du Canada).

Un second phénomène de plus en plus observé est le fait de sanctionner de façon disciplinaire les employés pour leurs activités personnelles et professionnelles dans les médias sociaux. Selon une étude réalisée en 2009 par la firme de sécurité Internet Proofpoint, 8 % des entreprises de plus de mille employés au Canada ont congédié un employé en raison de ses activités sur les médias sociaux. Il s’agit du double des cas rapportés en 2008. Parmi les cas les plus médiatisés, on retrouve celui de l’animateur de radio au Saguenay qui a été congédié pour avoir fait des commentaires désobligeants sur Twitter concernant les propos d’un chanteur et d’une chanteuse au Gala de l’ADISQ. Un deuxième cas concerne deux employés d’un concessionnaire automobile de Colombie-Britannique qui furent congédiés pour avoir critiqué leur employeur sur Facebook.

Ces quelques études et exemples mettent en relief deux enjeux éthiques et légaux, soit le respect de la vie privée et le devoir de loyauté.

Respect de la vie privée
Le fonctionnement ainsi que le succès des médias sociaux reposent essentiellement sur la divulgation et le partage d’informations personnelles. Au contraire, en matière de gestion des ressources humaines, une telle pratique d’échange de renseignements personnels est souvent considérée inacceptable sur le plan éthique. Dans ce contexte, il est donc primordial de clarifier si les informations mises en ligne sont de nature privée ou publique. Sur cette question, les tribunaux n’ont pas encore tranché et il ne semble pas y avoir de consensus dans la littérature, ni entre les employeurs et les employés.

Une étude menée par l’Université Ryerson et par le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada démontre qu’il existe un écart important entre la perception des employeurs et celle des employés plus jeunes sur la notion de protection des renseignements personnels en ligne. Les jeunes employés croient que les informations mises en ligne sur les médias sociaux sont confidentielles et que leur accès se limite à leur réseau social, alors que les gestionnaires sont d’avis contraire. Ces derniers estiment que le contenu affiché en ligne est de nature publique et ne mérite aucune protection et que son utilisation ne constitue pas une atteinte à la vie privée. Mais qui, des employeurs ou des employés, a raison?

D’après Danah Boyd (2007), les médias sociaux comportent à la fois des espaces privés et des espaces publics médiatisés qui se distinguent par les quatre caractéristiques suivantes : « la pérennité des données, la facilité de recherche des données, la reproduisibilité et la transférabilité des données et l’invisibilité du public ». Les profils affichés sur les médias sociaux comporteraient donc à la fois des communications privées lors de correspondance et d’envoi de messages entre membres et un espace public médiatisé qui, malgré toutes les précautions de sécurité prises par l’utilisateur, comporte des renseignements pouvant être considérés de nature publique.

Dans cette optique, le principal enjeu n’est pas nécessairement de définir la nature privée ou publique des informations en ligne, il s’agit même d’un faux débat. Dans les médias sociaux, la frontière entre le privé et le public se brouille et il devient pratiquement impossible de tracer une frontière étanche entre ces deux concepts. Il faut donc analyser la question sous un autre angle.

Selon Helen Nissenbaum, « pratiquement tout, que ce soit des gestes, des événements ou des transactions, se produit non seulement dans un contexte situationnel, mais aussi en fonction de principes, de conventions et de coutumes établis ». Pour prétendre qu’il y ait atteinte à la vie privée, il faut être en présence d’une transgression de l’une ou l’autre des normes suivantes : « la norme qui dicte les renseignements pouvant être recueillis et la norme qui détermine comment ces renseignements circulent et dans quelle mesure ils peuvent être communiqués ». Cette auteure prétend que d’« utiliser les renseignements recueillis dans un contexte donné pour les placer dans un contexte différent » constitue une violation de la norme sur la pertinence des renseignements. (La vie privée sur les médias sociaux, 2009, Commissariat à la protection de la vie privée du Canada).

Par conséquent, la consultation et l’utilisation par l’employeur, aux fins de gestion, des informations mises en ligne par les candidats et les employés, sans que ces derniers soient conscients de cette pratique, soulèvent des préoccupations d’ordre éthique et peuvent constituer une violation à la règle de pertinence.

La pertinence du contexte et de l’information récoltée est davantage au cœur du débat sur les médias sociaux en milieu de travail que la question sur la nature privée ou publique de ces mêmes informations. Qu’ils soient publics ou privés, les renseignements en ligne sont souvent peu valides, erronés ou même déformés. De plus, les employeurs qui consultent les profils des candidats avant leur embauche peuvent accéder à de l’information qu’ils ne pourraient récolter habituellement dans les processus de sélection traditionnels, tels l’état civil, le statut social, l’orientation sexuelle et les croyances religieuses et politiques. Ces renseignements n’ont rien à voir avec les compétences recherchées pour un emploi. En fait, les employeurs qui prennent connaissance de ces informations risquent davantage de s’exposer à des pratiques discriminatoires au sens des chartes québécoise et canadienne.

Devoir de loyauté
L’employé a des droits, mais il a aussi des responsabilités ainsi qu’un devoir de loyauté envers son employeur. Selon le Code civil du Québec, le devoir de loyauté « implique chez le salarié une obligation générale de placer les intérêts de son employeur au-dessus de ses propres intérêts, évitant par le fait même toute concurrence directe ou indirecte avec les activités de son employeur, toute divulgation d’information confidentielle et tout comportement pouvant causer un préjudice à son employeur ».

Plusieurs situations pourraient être considérées comme des préjudices à l’employeur, tels l’usage des médias sociaux à des fins personnelles durant les heures de travail, la diffusion en ligne par les employés d’informations confidentielles concernant l’entreprise et le fait de critiquer son employeur et ses clients sur les médias sociaux.

Quelles sont les avenues?
Devant les enjeux en matière de respect de la vie privée et de loyauté, deux solutions doivent être envisagées concernant les médias sociaux en milieu de travail. La première consiste à sensibiliser les employés sur l’importance de mieux gérer leur identité et leur image numérique; la deuxième est une politique qui précise la position de l’employeur concernant l’utilisation des médias sociaux.

Gérer son identité et son image numérique
Comme le vieil adage le dit si bien : « les paroles s’envolent, les écrits restent ». Il s’agit de la première règle à suivre pour les utilisateurs des médias sociaux. Il faut les sensibiliser à une meilleure gestion de leur identité numérique, mais surtout de leur image publique sur le web en général. Une information peut sembler sans importance ou même insignifiante pour un individu; mais à partir du moment où elle est publiée en ligne, elle est archivée, devient permanente et peut-être diffusée ou extraite par d’autres personnes.

Clarifier sa position d’employeur
De son côté, l’employeur devrait préciser, dans une politique formelle, sa position concernant l’utilisation des médias sociaux en milieu de travail. La politique devrait habituellement couvrir et préciser les points suivants :

  1. la position de l’employeur sur l’utilisation des médias sociaux;
  2. les usages que l’employeur peut en faire;
  3. les usages que peuvent en faire les employés;
  4. les lois et les règlements qui s’appliquent concernant la protection des renseignements personnels et la loyauté envers l’employeur;
  5. les droits et obligations de l’employeur et des employés;
  6. les conséquences en cas de non-respect de la politique.

Conclusion
L’usage des médias sociaux en milieu de travail met en perspective des considérations à la fois d’ordre légal et éthique et il est peu probable à court terme que leur popularité soit en décroissance. Par conséquent, il est essentiel que les individus soient mieux informés, plus vigilants et fassent preuve de discernement concernant l’information publiée sur leur profil et la gestion de leur image numérique. De leur côté, les employeurs doivent être aussi conscients des risques d’utiliser les contenus en ligne et doivent également faire preuve de transparence en clarifiant les usages permis en milieu de travail.

Jean-François Ouellet, CRHA, consultant en développement organisationnel chez Conscience Ressources Humaines 

Source : Effectif, volume 14, numéro 1, janvier/février/mars 2011.


Jean-François Ouellet, CRHA Consultant en développement organisationnel Conscience ressources humaines