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Fusions et acquisitions : recette d’un heureux mariage

Les enjeux RH sont-ils négligés dans les processus d’acquisition? D’une grande importance, ils sont pourtant rarement mis de l’avant.

26 avril 2016
Marie-Hélène Leboeuf

On apprenait, le 3 février dernier, que le géant américain Lowe’s avait finalement mis la main sur Rona, elle-même propriétaire depuis 2003 de la chaîne Réno-Dépot. Cette transaction, chiffrée à 3,2 milliards de dollars, signifie également que 24 000 Canadiens changeront d’employeur. Un transfert colossal, du point de vue des ressources humaines notamment.

Selon le rapport de recherche People Risks in M&A Transactions de la firme Mercer, l’année 2015 a été marquée par une forte hausse des activités de fusion et d’acquisition : des transactions d’un montant total de 4700 milliards de dollars à l’échelle mondiale, une augmentation de 42% par rapport à 2014. Selon Dealogic, le volume de telles activités dans le secteur des technologies a atteint, dans le premier trimestre de 2016, son plus haut niveau depuis l’an 2000, avec 1535 transactions complétées. Et la firme Ernst & Young estime quant à elle que 59 % des organisations du secteur des médias et du divertissement projettent des acquisitions dans les douze prochains mois.

Les activités de fusion ou d’acquisition font partie des stratégies de plusieurs entreprises qui désirent croître et rester compétitives. On fait souvent état des rapports financiers et des vérifications comptables, car il s’agit effectivement, pour les organisations acquéreuses, d’investissements majeurs tant en temps qu’en argent. Mais la question des ressources humaines dans ce genre d’exercice a aussi une grande importance, pourtant rarement mise de l’avant; en effet, acheter une entreprise, c’est aussi acquérir l’expertise et les talents qui viennent avec. Dans son rapport, la firme Mercer mentionne d’ailleurs que les impacts d’une mauvaise gestion des ressources humaines lors de ce genre de transaction peuvent se faire sentir sur les plans tant stratégique (employés incapables d’adapter leurs façons de faire aux objectifs de la nouvelle entité) et financier (gros roulement de personnel et perte de productivité) qu’organisationnel (problèmes dans la gestion de la paie et des avantages sociaux).

L’importance du diagnostic RH

Le succès d’une fusion ou d’une acquisition repose donc en grande partie sur la qualité du diagnostic RH qui sera posé avant la transaction. « Il est primordial d’effectuer une vérification préalable, c’est-à-dire l’analyse objective de l’ensemble des pratiques RH au sein des deux entreprises concernées, explique Étienne Claessens, CRHA, président de Soluflex, une firme-conseil en gestion des ressources humaines. Cela implique de considérer plusieurs aspects, comme la structure salariale, les conditions de travail, les congés de maladie, l’analyse de la performance des employés, etc. »

Pourtant, en Amérique du Nord, seulement 57% des entreprises font appel à des firmes externes afin d’évaluer les risques en matière de capital humain. Douglas M. Johnson, actuaire et partenaire aux services des transactions des fusions et acquisitions de la firme Mercer, explique cette situation par l’état du marché international qui favorise actuellement les vendeurs. « Les transactions se font de plus en plus rapidement, puisque plusieurs acheteurs se montrent intéressés à la même entreprise. Cela fait en sorte que les choses vont plus vite et qu’il est plus compliqué pour une entreprise potentiellement acquéreuse d’avoir accès aux renseignements liés aux ressources humaines avant la conclusion d’une entente. » Toutefois, Étienne Claessens nuance, en soulignant qu’au Québec, beaucoup de baby-boomers cherchent aujourd’hui à vendre leur entreprise et ne trouvent pas nécessairement d’acheteur. « Ici, ces renseignements ne sont pas si difficiles à obtenir. »

Conserver le talent

« Les entreprises qui réussissent le mieux leur processus de fusion ou d’acquisition sont celles qui sont arrivées à arrimer les objectifs financiers à une stratégie de rétention des talents », indique Douglas M. Johnson. Il suggère donc de mettre en place, après avoir identifié les individus clés sur qui il est important de miser pour le bien-être de l’entreprise, un programme de fidélisation des employés, qui peut prendre diverses formes, comme celle d’une prime à l’atteinte de certains objectifs.

Dans son rapport de 2012 Survey of M&A Retention and Transaction Programs, Retaining the Right Talent for Deal Success, la firme Mercer conseille aux entreprises d’évaluer l’admissibilité au programme de fidélisation en fonction de deux données : la probabilité que la personne parte d’elle-même versus l’importance de son rôle dans le succès du processus d’intégration ou dans la performance à long terme de l’entreprise (voir figure 1). Les individus dont le départ aurait un impact négatif sur le rendement de l’organisation ou sur le succès de la transaction, et qui risquent potentiellement d’aller voir ailleurs, sont donc à prioriser dans ces démarches de fidélisation.

Quand on voit double

Dans le cadre d’une fusion ou d’une acquisition, plusieurs services et postes risquent de se recouper et il n’est pas rare qu’une organisation se retrouve soudainement avec des gens qui font le même boulot. Une grande partie de l’analyse RH doit donc porter sur les procédures de travail. « Parce qu’au-delà du titre du poste, il est primordial d’évaluer les responsabilités réelles qui y sont reliées. Une adjointe administrative n’a pas nécessairement les mêmes fonctions d’une entreprise à l’autre, ajoute Étienne Claessens. Ça implique également que l’entreprise acquéreuse fasse preuve d’une certaine humilité. Parce qu’ultimement, une bonne pratique d’affaires veut qu’en analysant deux manières de travailler, on conserve la meilleure, celle qui sert le mieux les objectifs de la nouvelle entité. »

Si des gens doivent être mis à pied à la suite de la réorganisation, on tente néanmoins de bien faire les choses. « On n’agit pas de la même façon si quelques individus issus d’une PME familiale doivent être remerciés ou relocalisés, ou si plusieurs personnes qui travaillent dans une grande entreprise doivent être mises à pied. » Il peut aussi y avoir des indemnités de départ à prévoir ou des mesures de soutien à la recherche d’un emploi à offrir.

Culture d’entreprise : un défi

Si la notion de culture d’entreprise est pour plusieurs un concept flou et sans trop d’importance, c’est pourtant un élément fondamental du succès d’une fusion ou d’une acquisition. Dans son rapport People Risks in M&A Transactions, Mercer indique que, même si la fidélisation des talents constitue l’aspect RH qui revêt la plus grande importance au yeux des dirigeants, en termes de défi anticipé, c’est la culture qui arrive bonne première. « Les entreprises n’ont pas toutes la même échelle de priorité. C’est souvent le propriétaire et la haute direction qui transmettent leurs valeurs aux échelons du bas, et qui diffusent en quelque sorte ce que l’on ressent au contact de la compagnie, explique Étienne Claessens. Par exemple, une entreprise peut choisir de miser beaucoup sur la conciliation travail-famille, tandis qu’une autre mettra davantage l’accent sur des incitatifs à l’interne afin que ses employés soient toujours en mesure de donner leur “110%” au travail. Ce sont ces valeurs et ces priorités qui teintent la culture de l’entreprise. » Dans les entreprises familiales, ces valeurs sont souvent très fortes, et les employés en viennent à les intégrer. Au-delà des changements de la mécanique interne, la transformation soudaine des valeurs auxquelles un employé doit s’identifier peut constituer un choc important.

Il est donc essentiel, lors de l’exercice de vérification préalable, d’aller au-delà des différences de culture d’entreprise et de trouver des points communs où les deux organisations se rejoignent. C’est à la haute direction de miser sur ces points communs et de les communiquer efficacement. « Même si ça peut sembler naturel pour certaines entreprises, ce n’est malheureusement pas toujours fait. On n’insistera jamais assez sur l’importance de communiquer avec les employés, de leur faire sentir qu’ils font partie intégrante de la nouvelle entité d’affaires, qu’ils sont dans le coup, qu’ils comptent, raconte Douglas M. Johnson. C’est aussi primordial pour la haute direction d’expliquer aux gestionnaires ce qu’on attend d’eux désormais, de faire un portrait des nouvelles façons de faire et des comportements à adopter dans la nouvelle organisation. Mais il faut aussi s’assurer que ces gens sont assez outillés pour faire les changements demandés. »

Il peut également être intéressant d’identifier les éléments où les deux cultures ne se rejoignent pas et de trouver un moyen d’intégrer ces différences. « Si on ne fait pas cet exercice, on risque de voir apparaître des clans. Il faut s’efforcer de briser ce phénomène, notamment par l’organisation d’activités d’équipe ou d’activités sociales, explique Étienne Claessens. Il faut en quelque sorte forcer les gens à se rencontrer et à tisser des liens sur de nouvelles bases communes. Il y a toujours des gens plus sociables qui iront parler à un peu tout le monde, mais dans la majorité des cas, si on ne force pas les gens à se rencontrer, ils ne le feront pas d’eux-mêmes. »

5 enjeux RH clés lors d’une fusion ou d’une acquisition, par ordre d’importance

  1. Rétention des employés
  2. Culture, intégration et adéquation organisationnelle
  3. Équipe de gestion
  4. Compensations financières
  5. Accès au talent, identification, évaluation et placement du talent

Source: People Risks in M&A Transactions, Rapport de recherche Mercer, 2016.

Bien faire les choses : comment savoir?

« Il faut comprendre que, peu importe ce que gagneront les employés dans le cadre d’une fusion ou d’une acquisition, la plupart auront au départ l’impression d’avoir perdu quelque chose », affirme Étienne Claessens. C’est la qualité de l’accompagnement à travers les changements qui fera en sorte que les employés arriveront à modifier leur perception. Mais comment savoir si les efforts d’intégration sont suffisants et s’ils répondent aux besoins de la situation?

Il existe différentes façons de mesurer sa performance en matière de gestion des ressources humaines. D’abord, en considérant le taux de roulement volontaire, soit le nombre de personnes qui démissionnent après la fusion ou l’acquisition. Le taux d’absentéisme est aussi un bon indicateur, tout comme les départs en congé de maladie, pour épuisement professionnel, par exemple. « Enfin, on peut aussi faire des sondages sur la satisfaction des employés. Il est normal qu’au départ, la courbe de satisfaction descende. Les changements organisationnels génèrent invariablement des craintes et une certaine insatisfaction. Il est naturel qu’un employé qui aurait donné une note de 7 sur 10 avant la transaction, indique un 2 ou un 3 sur 10 dans la période qui suit. Si on fait mal les choses, cette courbe de satisfaction sera plus lente à revenir comme avant, la période d’adaptation sera plus longue pour les employés. »

La rentabilité de l’entreprise risque aussi d’en être affectée et les objectifs financiers que la direction s’était fixés seront plus longs à atteindre que prévu. « Entre autres à cause des coûts cachés, ajoute Étienne Claessens. Des démissions, des burnouts et la perte d’expertise, ça coûte très cher à une entreprise. » Douglas M. Johnson voit justement l’atteinte des objectifs financiers comme l’argument de choix pour convaincre la direction de ne pas minimiser l’importance du capital humain lors d’une fusion ou d’une acquisition. « Des équipes qui ne sont pas mobilisées, ça peut être un très grand perturbateur au niveau financier. »

La question RH est-elle trop négligée dans les processus d’acquisition? « Clairement!, répond sans hésiter Étienne Claessens. Surtout pour les entreprises qui en sont à leur première expérience d’acquisition. » Toutefois, selon lui, ce ne sont pas tant les services des ressources humaines qui doivent être sensibilisés à cette réalité, mais plutôt les individus issus des domaines financiers et comptables. « Une grande part de l’analyse RH est qualitative. Ça ne se place pas bien dans des colonnes de chiffres. Pourtant, on peut arriver à mesurer l’impact financier d’une négligence du capital humain. Il s’agit d’une question de premier plan pour assurer le succès de la transaction à moyen et long termes. »


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Marie-Hélène Leboeuf

Source : Revue RH, volume 19, numéro 2, avril/mai 2016