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Stress au travail : la prévention serait-elle en burnout?

Les actions sur le stress au travail n’ont jamais été aussi nombreuses en entreprise.

26 avril 2016
Christophe Nguyen | Jean-Pierre Brun, CRHA | Caroline Biron

Les actions sur le stress au travail n’ont jamais été aussi nombreuses en entreprise. Pourtant, plusieurs études constatent, dans de nombreux pays, une augmentation du stress au travail, de la fatigue face aux changements et un manque important de reconnaissance au travail. Devant ce constat, une question essentielle se pose : faut-il soigner le stress comme une maladie de l’individu ou soigner le travail et l’entreprise?

Les données récentes sont inquiétantes et démontrent que les efforts en prévention du stress ne sont pas à la hauteur de la gravité du problème. Voici quelques chiffres récents.

Au Canada, la dernière enquête de Morneau Shepell publiée en 2015 rapporte que 58 % des employés se disent affectés négativement par le stress, 45 % ont pensé quitter leur emploi en raison du stress et 25 % déclarent avoir été malades à cause du stress au travail. Selon Statistique Canada, six travailleurs sur dix indiquent que le travail est leur principale source de stress.

En Angleterre, on constate depuis 1990 une nette augmentation du stress au travail et une stabilisation du taux depuis l’an 2000, mais aucune baisse. On peut penser que les efforts massifs en prévention dans ce pays ont pu freiner cette hausse depuis la mise en place en 2004 du programme gouvernemental Management Standards. En 2014-2015, le stress représente tout de même 35 % de toutes les lésions professionnelles, soit plus de neuf millions de jours d’arrêt de travail. Les principales causes identifiées sont des risques psychosociaux comme la charge de travail, les délais trop serrés, l’augmentation des responsabilités et le manque de soutien des gestionnaires.

Finalement en Europe, 50 % des travailleurs estiment que le stress est courant sur leur lieu de travail et qu’il intervient dans près de la moitié de tous les jours de travail perdus. Les principaux facteurs de stress sont les risques psychosociaux déjà mentionnés : surcharge de travail, exigences contradictoires, non-participation aux décisions, fatigue face aux changements, manque de soutien des gestionnaires, etc.

D’où vient ce stress?

Là encore, les données convergent. Les principales sources de stress sont liées à la qualité de l’emploi, à la conduite des entreprises et à l’organisation du travail. Deux enquêtes récentes le démontrent clairement. D’abord, l’enquête de l’American Psychological Association indique que le travail est une source importante de stress pour 60 % des Américains. Plus spécifiquement, les principaux facteurs de stress mis en lumière par cette enquête portent sur la qualité de l’emploi (faible rémunération et manque d’opportunité de carrière) et l’organisation du travail (surcharge de travail, longues heures de travail et objectifs flous ou irréalistes).

Pour sa part, l’enquête du Boston Consulting Group parvient au même constat. La consultation de près de 200 000 personnes dans le monde a permis d’identifier les principaux facteurs de bien-être au travail. En tête de liste, notons la reconnaissance au travail, le climat d’équipe et l’harmonisation entre le travail et la vie personnelle (voir encadré Dix facteurs du bien-être).

Dix facteurs de bien-être en ordre d’importance

  1. La reconnaissance au travail
  2. Le climat de l’équipe
  3. L’harmonisation travail-vie privée
  4. Les relations avec le management
  5. La stabilité économique de l’entreprise
  6. Le développement de carrière
  7. La sécurité de l’emploi
  8. La rémunération
  9. Le sens du travail
  10. Les valeurs de l’entreprise

Source : Boston Consulting Group, 2014

Que fait-on pour prévenir le stress?

Les études sur ce sujet ont augmenté de manière exponentielle depuis les années 2000. Une recherche rapide sur la base de données Web of Science montre que 1886 documents scientifiques ont été publiés entre 1985 et 2000, alors que 6950 l’ont été entre 2000 et 2016. Pourtant, la situation ne semble pas s’améliorer, elle aurait même plutôt tendance à se détériorer. Il faut donc se poser deux questions :

  • La santé et le bien-être au travail sont-ils des caprices ou des besoins fondamentaux?
  • Est-ce qu’on fait les bons gestes en matière de prévention du stress?

L’être humain est-il aujourd’hui plus sensible au stress? Il est vrai que les valeurs de la société sont en transformation et que, par le fait même, les attentes et les habitudes de vie changent et contribuent à cette évolution. Ces mutations étant multiples... nous nous concentrerons sur deux d’entre elles : la santé et le bien-être.

Les coûts du stress

  • 19 % des coûts d’absentéisme
  • 40 % des coûts de roulement de personnel
  • 60 % des coûts des accidents du travail

Aujourd’hui, la santé est une valeur de société très forte. Il suffit de voir la quantité de livres, d’émissions de télévision et de conférences sur le sujet pour constater qu’il s’agit d’une valeur de plus en plus partagée par un large pan de la société. Ainsi, les gens veulent bien manger, vivre dans un environnement sain, permettre un développement durable de ce même environnement; mais ils veulent aussi avoir des relations, des habitudes de vie et un travail sains. Beaucoup d’employés, et c’est encore plus vrai pour les nouvelles générations, demandent ou même exigent de leur entreprise de répondre à ces valeurs, attentes et besoins. On entend souvent dire qu’un milieu de travail sain permet aux travailleurs d’être en meilleure santé, donc d’être plus performants au travail. Nombre d’évidences scientifiques suggèrent que c’est bel et bien le cas. En effet, de plus en plus d’études montrent le lien direct entre santé et performance. L’Angleterre en a même fait un slogan : « Good health is good business! ».

À la santé comme valeur s’ajoute celle du bien-être qui est un concept plus holistique. Dans le monde du travail, il s’incarne dans la recherche d’un épanouissement professionnel. Ces notions d’épanouissement et de bien-être s’expriment à travers le besoin, plus qu’autrefois, de percevoir le sens et l’utilité de ce que l’on fait, de grandir dans l’entreprise, d’être informé des décisions et d’y participer. Aujourd’hui, les travailleurs recherchent encore un emploi de qualité qui permet stabilité, rémunération juste et développement professionnel, mais ils sont aussi en quête d’une organisation du travail de qualité. Cette organisation devant permettre de se sentir un membre à part entière de l’entreprise et non plus un simple exécutant. Dans le contexte de pénurie de main-d’œuvre qualifiée, de départs massifs à la retraite et de compétitivité accrue sur le marché mondial, les entreprises ne peuvent plus se permettre de ne pas répondre à ces besoins fondamentaux.

Les efforts en prévention sont-ils suffisants?

Il semble donc que le phénomène du stress au travail ne soit pas en contrôle et qu’il connaisse même une augmentation. Les principaux problèmes se situent sur le plan de la qualité de l’emploi et de l’organisation du travail. Les actions de prévention en entreprise ciblent-elles bien ces facteurs de risque psychosociaux?

Même si beaucoup d’entreprises sont actives en matière de santé et de bien-être au travail, plusieurs se concentrent essentiellement sur des interventions individuelles (voir encadré Actions des entreprises) et très peu abordent les risques organisationnels. Une recension rigoureuse des études sur les interventions individuelles suggère que les évidences scientifiques ne sont pas concluantes quant à l’efficacité de ces interventions au-delà de la période d’intervention. On ne connaît donc pas leur efficacité à long terme. À l’inverse, de plus en plus d’évidences scientifiques démontrent la pertinence des interventions sur les risques organisationnels et leur effet potentiel à long terme sur la qualité des emplois, l’organisation du travail et la santé mentale.

Actions des entreprises

Liste des actions sur les facteurs individuels et les habitudes de vie

  • Bilan individuel de santé
  • Sensibilisation à la nutrition
  • Conférence sur le bonheur
  • Contribution aux frais d’inscription à des activités sportives
  • Concours sportifs (marche, course, etc.)
  • Gym sur les lieux du travail
  • Promotion de l’utilisation de l’escalier
  • Cours de méditation, relaxation, yoga
  • Massage sur chaise

Nos propres expériences dans plusieurs milieux de travail nous amènent à constater qu’en ce qui concerne les facteurs organisationnels, il y a souvent des actions de sensibilisation ou de surface qui ne vont pas à la source du problème. Par exemple, on organise des conférences et formations thématiques sur les risques psychosociaux, on met sur pied des activités sociales ou on se dote de politiques sur le respect et la reconnaissance. Or, on peut se demander si ce genre d’intervention est suffisant pour faire face à l’ampleur et à la gravité des problèmes de stress au travail.

Comment expliquer ce phénomène de manque d’engagement ferme des organisations envers la prévention du stress au travail? Trois raisons peuvent être avancées :

  1. l’approche individuelle;
  2. l’emphase sur les habitudes de vie;
  3. peu d’investissement de la fonction RH et du management.

L’approche individuelle et psychologique est la première avenue qui a été empruntée pour agir sur le stress au travail. La prévention du stress a fortement impliqué la psychologie et une approche individuelle du stress. On a donc placé la responsabilité de gérer le stress sur l’individu en offrant des séances de formation sur la gestion du stress, de restructuration cognitive et de modification des comportements. Aujourd’hui et depuis l’an 2000, on s’éloigne de ces termes pour aborder le sujet sous un angle de psychologie positive. On remplace la prévention du stress et l’approche de résolution de problèmes par une approche d’optimisation des forces et par la recherche du bonheur au travail. Le problème est qu’on reste encore et toujours centré sur l’individu, sans oser toucher aux conditions de travail, à la qualité des emplois et à l’organisation du travail.

Partager la responsabilité : c’est payant!

Malgré toutes ces initiatives, le stress au travail et les facteurs de risques organisationnels ne semblent pas s’infléchir. Nous croyons, à l’instar de plusieurs chercheurs qui décrient l’emphase excessive sur les approches individuelles et non organisationnelles, qu’il faut aborder les causes premières du stress plutôt que leurs manifestations. Le fait d’offrir aux employés de telles activités autour de la gestion du stress a comme conséquence de placer toute la responsabilité sur l’individu (« gère ton stress ») et de dédouaner les entreprises de leurs responsabilités d’offrir un emploi de qualité et une organisation du travail saine. Pourtant, comme l’indiquent les chiffres présentés en début d’article, le dispositif de prévention actuellement en place dans les entreprises est caractérisé par une approche psychologisante et individuelle pour faire face à des contraintes économiques et organisationnelles. Ce dispositif ne fait tout simplement pas le poids.

Du fait de l’importance sociétale croissante de l’épanouissement personnel et des habitudes de vie, nombre de consultants, qui offraient leurs services aux individus, ont vu un marché s’ouvrir au sein des entreprises. Il faut dire qu’ils étaient les seuls à offrir des actions concrètes et simples. Puisqu’il s’agissait de santé et de bien-être, il était assez simple de franchir le pas et d’offrir leurs services aux entreprises et à leurs employés. Ces actions ont connu et connaissent encore une assez forte popularité, même si leur efficacité n’est souvent pas encore démontrée scientifiquement, du moins à long terme. Là aussi, la conséquence non intentionnelle est que les entreprises ont le sentiment de faire quelque chose en matière de bien-être au travail pour leurs employés.

Pourtant, les organisations qui s’engagent réellement dans la prévention des risques psychosociaux en instaurant des pratiques, politiques et procédures pour protéger la santé et la sécurité des travailleurs y trouvent leur compte au plan économique. Ces pratiques, politiques et procédures constituent ce qu’on appelle un climat de sécurité psychosocial, qui est caractérisé par :

  1. l’engagement de la direction envers la santé psychologique;
  2. la priorité accordée à ce dossier versus les objectifs de productivité;
  3. les communications sur ce sujet incluant l’écoute des préoccupations des employés;
  4. la participation, la consultation et l’implication de toutes les parties prenantes, tels les syndicats, les intervenants en santé et sécurité du travail, les ressources humaines.

Une étude récente réalisée dans 31 pays européens a montré que la santé des travailleurs est reliée au produit intérieur brut (13 % de la variance) et que le climat de sécurité psychosocial est le principal facteur expliquant les différences dans la santé des travailleurs entre les pays.

Stress au travail : aussi la responsabilité de la fonction RH et du management

On dit souvent que la fonction ressources humaines doit devenir plus stratégique et non se limiter à un rôle administratif (dotation, rémunération, négociation, etc.). Cette dimension stratégique doit inclure la qualité de l’emploi et une organisation saine du travail. La fonction RH et le management doivent redevenir producteurs de santé et investir ses dimensions économiques et organisationnelles. Ce sont là des fonctions relevant de leur expertise. Il faudra pour cela concevoir des outils pragmatiques et simples et ne pas produire uniquement des chiffres qui montrent l’importance du problème ou les bénéfices de la prévention. Il en va de même pour le monde universitaire et le domaine du management ; il est plus qu’urgent d’offrir des connaissances et des outils pour agir sur les problématiques organisationnelles comme la charge de travail, la faible proximité du management, le manque d’accompagnement humain dans les changements, etc.

La prévention du stress est-elle en burnout? Probablement pas encore, mais elle a besoin de la fonction RH et du management pour éviter d’y sombrer.

Jean-Pierre Brun, CRHA, professeur, Université Laval, expert-conseil, Cabinet Empreinte Humaine
Caroline Biron, professeure, Université Laval
Christophe Nguyen, consultant associé, Cabinet Empreinte Humaine


Références bibliographiques


Christophe Nguyen

Author
Jean-Pierre Brun, CRHA Président Empreinte Humaine Canada
Jean-Pierre Brun, CRHA, Ph.D. Expert conseil associé chez Empreinte Humaine et professeur retraité de management à l’Université Laval Expert-conseil de réputation internationale, Jean-Pierre Brun, CRHA, Ph.D. s’intéresse à plusieurs enjeux complémentaires comme la santé mentale au travail, la reconnaissance au travail, le harcèlement psychologique, les systèmes de gestion de la prévention au travail et la prise en charge de la sécurité dans les PME. Ambassadeur de la santé et de la sécurité au travail au Québec et en France, M. Brun a œuvré comme professeur titulaire au Département de management de l’Université Laval pendant plus de 30 ans et a fondé le MBA en gestion de la SST et la Chaire en gestion de la santé et de la sécurité du travail (maintenant le Centre d’expertise en gestion de la santé et de la sécurité du travail). En 2012, il fondait Empreinte Humaine, un cabinet indépendant spécialisé dans la promotion de la Qualité de Vie au Travail (QVT) et la prévention des Risques Psychosociaux (RPS). M. Brun accompagne les entreprises dans trois domaines d’intervention : le bien-être, le bien-vivre et le bien-faire. Il offre ses conseils et son expertise à de nombreuses entreprises, managers et syndicats au Canada et à l’international. M. Brun est auteur de nombreux articles et ouvrages, dont « Le pouvoir de la reconnaissance au travail : 30 fiches pour allier santé, engagement et performance » (2018, avec Christophe Laval), « Les sept pièces manquantes du management » (2008) et « Management d’équipe : 7 leviers pour améliorer bien-être et efficacité au travail » (2008). Parmi les prix et reconnaissances qu’il a reçus, mentionnons le Prix hommage canadien de la santé en milieu de travail remis par le Conseil canadien de la santé en milieu de travail (2005) et le prix Reconnaissance RH – Livre de l’année remis par l’Ordre des CRHA (2019) pour l’ouvrage « Le pouvoir de la reconnaissance au travail ». M. Brun est détenteur d’un doctorat en ergonomie et d’une maîtrise en sociologie du travail.

Caroline Biron Professeure agrégée Université Laval - Département de Management

Source : Revue RH, volume 19, numéro 2, avril/mai 2016