ressources / sante-securite

Droit à la déconnexion : perspective internationale

La France a enchâssé le droit à la déconnexion dans une loi pour forcer employeurs et employés à s’entendre sur le sujet. Le Québec devrait-il faire de même? Quelques experts et dirigeants se positionnent sur la question.
12 février 2019
Raja Abid, Ph.D.

Au Canada et au Québec, les gouvernements ont commencé à se pencher sur la question du droit à la déconnexion, un sujet faisant l’objet de discussions animées qui est loin de faire l’unanimité. Alors que le gouvernement fédéral songe à traiter la question dans sa démarche de modernisation des normes du travail fédérales, au Québec, Québec solidaire a présenté un projet de loi sur la question en mars 2018. Bien que l’Assemblée nationale ait accepté d’être saisie de ce projet de loi, son cheminement a été interrompu en raison des élections qui ont suivi.

À l’international, quelques pays ont déjà commencé à légiférer en la matière, ou du moins à envisager de le faire. Voici un tour d’horizon sur la question.[1]

Le droit à la déconnexion en France

Le 1er janvier 2017, la France a introduit dans son droit du travail une loi sur le droit à la déconnexion qui inclut « les modalités du plein exercice par le salarié de son droit à la déconnexion et la mise en place par l’entreprise de dispositifs de régulation de l’utilisation des outils numériques, en vue d’assurer le respect des temps de repos et de congé ainsi que de la vie personnelle et familiale. À défaut d’accord, l’employeur élabore une charte, après avis du comité social et économique. Cette charte définit les modalités de l’exercice du droit à la déconnexion et prévoit en outre la mise en œuvre, à destination des salariés et du personnel d’encadrement et de direction, d’actions de formation et de sensibilisation à un usage raisonnable des outils numériques »[2].

Ce que la loi française implique[3] :

  • Un devoir de mise en place d’instruments et d’outils de régulation de l’utilisation des appareils numériques. Ces outils n’impliquent nullement des solutions coercitives de déconnexion comme l’interdiction obligatoire d’accès aux serveurs et aux courriels.
  • L’obligation pour les entreprises de plus de 50 salariés d’engager une négociation avec les partenaires sociaux afin de définir les modalités de l’exercice du droit à la déconnexion.
  • L’absence de contrainte ou de sanction pour les entreprises qui omettent d’intégrer le droit à la déconnexion lors des négociations.

Les impacts attendus du droit à la déconnexion :[4]

  • Atteindre une égalité entre les femmes et les hommes dans les entreprises.
  • Mitiger les aléas associés à l’usage des outils numériques (porosité des frontières entre vie privée et vie professionnelle, stress et surcharge de travail, etc.).
  • Impliquer et responsabiliser les salariés quant à la déconnexion pour effectuer d’une manière plus efficiente la charge de travail.
  • Réduire les coûts générés par le stress au travail et l’épuisement professionnel, notamment en limitant le nombre des arrêts de travail.

Conséquences récentes en France :

Depuis son entrée en vigueur, la loi a fait l’objet d’une décision de justice qui a accordé à un employé le droit de toucher une rémunération supplémentaire en échange de sa disponibilité, même si elle ne l’oblige pas à rester à son domicile. Cette décision a été rendue en 2018 pour un salarié français d’une multinationale britannique qui était obligé de garder son téléphone allumé 24 h sur 24[5]. Le simple fait de devoir rester connecté en dehors du temps de travail suffit désormais à définir une période d’astreinte[6].

Le droit à la déconnexion en Belgique

En 2018, il y a eu l’introduction de la Loi relative au renforcement de la croissance économique et de la cohésion sociale. En vertu des articles 15 à 17 de cette loi, l’employeur doit organiser « une concertation au sein du Comité pour la prévention et la protection au travail, à des intervalles réguliers et chaque fois que les représentants des travailleurs au sein du Comité le demandent, au sujet de la déconnexion du travail, et de l’utilisation des moyens de communication digitaux »[7].

La loi du 26 mars 2018 prévoit ainsi l’obligation d’organiser, au sein de l’entreprise, une concertation en matière de déconnexion du travail et d’utilisation des moyens de communication numériques[8]. Cette loi n’instaure donc pas un droit à la déconnexion, mais un accord conclu entre l’employeur et le Comité pour la prévention et la protection au travail pourrait l’envisager.

Ce que la loi belge implique :

  • Elle assigne un objectif aux employeurs qui doivent s’assurer que l’utilisation des outils numériques respecte le temps de repos et de congé, ainsi que l’équilibre entre la vie personnelle et la vie professionnelle des employés.
  • Elle désigne la négociation comme le moyen d’arriver à cet objectif[9].
  • Elle envisage le droit à la déconnexion différemment de l’exemple français. Le droit à la déconnexion prend plutôt la forme d’une concertation sur la déconnexion ou d’un droit de discuter de cette question au sein du Comité pour la prévention et la protection au travail[10] [11].

Le droit à la déconnexion en Italie[12]

En Italie, le droit à la déconnexion a été porté à l’attention du législateur par le projet de loi  no2233 sur le travail autonome. Ce projet de loi été approuvé par le Sénat italien le 3 novembre 2016, mais pas encore par l’Assemblée nationale qui procède actuellement à son examen depuis décembre 2017.

Ce que le projet de loi italien implique:

  • Le droit à la déconnexion n’est pas envisagé comme un droit général, mais seulement dans le cadre restreint d’une modalité particulière, à savoir celle du travail flexible.
  • Le droit à la déconnexion est déterminé au niveau individuel (au cas par cas) dans le cadre d’un accord individuel entre l’employeur et le salarié fixant les modalités du travail flexible.

Le droit à la déconnexion en Allemagne

Dès le début des années 2000, l’Allemagne a été un pays précurseur en la matière sans pour autant avoir une loi qui encadre le droit à la déconnexion. À titre d’exemple, en 2004, le licenciement d’un ambulancier qui avait refusé de répondre à son employeur en dehors de ses horaires de travail était jugé abusif par la cour de cassation. En 1999, la justice allemande reconnaissait déjà le droit des salariés à refuser tout contact avec leur employeur pendant un congé de maladie[13].

L’Allemagne suit donc le même raisonnement que la France, sans légiférer, mais en favorisant les initiatives d’entreprise (des accords conclus chez Volkswagen en 2011, Audi en 2013 ou encore Daimler-Benz et BMW en 2014)[14].

En 2016, le ministère du Travail et des Affaires sociales a présenté un livre blanc qui propose des lignes directrices d’encadrement du « travail 4.0 » en se basant sur la collaboration entre les entreprises, les partenaires sociaux et la société civile. En conséquence, il a été souligné qu’aucune action législative supplémentaire n’était nécessaire. Selon les parties impliquées dans le projet, le meilleur moyen de résoudre le problème est de négocier des conventions collectives, de faire des compromis en matière de flexibilité et de rédiger des ententes[15].

L’expérience allemande montre alors que laisser aux entreprises et aux représentants des salariés la possibilité de négocier des politiques de déconnexion pourrait se révéler bien plus efficace pour préserver l’équilibre entre la vie personnelle et la vie professionnelle.

Le droit à la déconnexion en Corée du Sud[16]

Connue  pour son hyperconnexion et sa culture de dépendance au travail, la Corée du Sud compte de nombreux abus lorsqu’il est question de respecter le droit à la vie privée en dehors des heures de travail. Pour y remédier, une proposition de loi semblable à celle de la France a été soumise par les députés sud-coréens en 2016[17].

Plus récemment en 2018, le gouvernement sud-coréen a pris l’initiative pour ses employés en débranchant les ordinateurs le vendredi à 19 heures, afin de forcer les fonctionnaires à quitter leurs bureaux. Un nouveau décret vient aussi de réduire de 68 à 52 le nombre maximal d’heures de travail hebdomadaires autorisé, dans ce pays où les employés comptabilisent près de 1000 heures de travail de plus par année que la moyenne des pays développés[18] [19].

Le droit à la déconnexion aux Philippines[20]

Suivant la vague française, le représentant de Quezon City, Winston Castelo, a rédigé le projet de loi no4721 qui vise à modifier le Code du travail des Philippines. Ce projet de loi introduit en 2017 oblige les employeurs « à établir les heures où les employés ne sont pas censés envoyer ou répondre à des courriels, messages ou appels liés au travail »[21], et précise les conditions et les exemptions correspondantes.

Le droit à la déconnexion à New York

En mars 2018, le conseiller municipal de Brooklyn, Rafael L. Espinal Jr., a introduit le « Right to Disconnect Bill ». Ce projet de loi interdirait aux employeurs du secteur privé de la ville de New York d’exiger que les employés vérifient les courriers et les autres communications électroniques et qu’ils y répondent en dehors des heures de travail. Le projet de loi vise également à assurer un cadre juridique permettant de régler les différents cas de litiges[22].

Le droit à la déconnexion au Canada et au Québec

Chez nous, le gouvernement canadien envisage de modifier les normes du travail fédérales en donnant à ses employés le droit à la déconnexion[23]. La discussion fait suite à une enquête portant sur la modernisation des normes du travail fédérales dans laquelle79 % des répondants ont déclaré que les employeurs devraient avoir des politiques pour limiter l’utilisation des outils numériques professionnels en dehors des heures de travail.

Au Québec, Québec solidaire, par la voix de Gabriel Nadeau-Dubois, a déposé le projet de loi  no1097,« Loi sur le droit à la déconnexion ». L’essentiel du projet consistait à obliger les employeurs à établir une politique de déconnexion en dehors des heures de travail applicable à l’ensemble de leurs salariés. De plus, et contrairement à ce qui se fait dans les pays mentionnés dans le présent article, le projet prévoyait des sanctions sous forme d’amendes aux employeurs qui contreviendraient à cette obligation. En raison des élections qui ont eu lieu à l’automne 2018, le projet de loi est devenu caduc. Toutefois, il n’est pas impossible que Québec solidaire décide de le présenter à nouveau à la chambre.   

Conclusion

Il est important de souligner qu’il est difficile de créer des règles générales régissant le droit à la déconnexion. Tous les travailleurs ne vivent pas de la même façon la problématique de la connexion permanente permise par les outils numériques. La fonction occupée et le niveau de responsabilité sont déterminants à cet égard. C’est notamment pour cette raison que le législateur français « s’est limité à fixer un objectif aux entreprises et qu’il a expressément choisi la négociation comme moyen d’y parvenir »[24].

Par ailleurs, même si le droit à la déconnexion soulève une réaction favorable, il demeure critiqué[25]. L’efficacité d’une législation portant sur le droit à la déconnexion reste à démontrer, surtout face à l’inégalité de traitement potentielle dont elle est porteuse. En effet, comme certains de nos exemples le montrent, seules les entreprises d’une certaine envergure peuvent se permettre les moyens de déployer des systèmes efficaces pour encadrer le droit à la déconnexion. Les salariés de plus petites entreprises s’en trouveraient donc désavantagés, n’ayant pas accès aux mêmes outils et solutions de déconnexion.


Author
Raja Abid, Ph.D. conseillère Équité, diversité et inclusion Normandin Beaudry

Source :
  1. Ce tour d’horizon, non exhaustif, vise à refléter les principales tendances internationales en matière de droit à la déconnexion.
  2. Paragraphe 7 de l’article L2242-17 du Code du travail français
  3. Le droit à la déconnexion - Présentation du 24 octobre 2018 - Congrès de l'Ordre des CRHA
  4. Le droit à la déconnexion - Présentation du 24 octobre 2018 - Congrès de l'Ordre des CRHA
  5. Droit à la déconnexion : un salarié obtient plus de 60 000 euros.
  6. Droit à la déconnexion : il gagne 60 000 €.
  7. Article 16 de la loi relative au renforcement de la croissance économique et de la cohésion sociale
  8. Déconnexion et utilisation de moyens de communication digitaux : accords à conclure au niveau de l’entreprise.
  9. Le droit à la déconnexion adopté en Belgique.
  10. Nouveau droit à la déconnexion: la montagne aurait-elle accouché d'une souris ?.
  11. Droit à la déconnexion : concertation au sein de l’entreprise
  12. Droit à la déconnexion : le point de vue comparé France/Italie
  13. Le droit à la déconnexion : 5 questions pour y voir plus clair
  14. Le droit à la déconnexion, une vraie-fausse bonne idée.
  15. Switching on to switching off: Disconnecting Employees in Europe?.
  16. Le droit à la déconnexion, une vraie-fausse bonne idée.
  17. South Korea: Right to disconnect
  18. South Korea to shut off computers to stop people working late.
  19. South Korean lawmakers push for ban on work-related texting from bosses after office hours
  20. ‘Right to disconnect’ is choice of employees —DOLE.
  21. Republic of the Philippines House of Representatives, Quezon City – Seventeenth Congress, First Regular Session – House Bill No. 4721
  22. New York envisage à son tour le «droit à la déconnexion»
  23. Liberals eye closer look at 'right to disconnect' in labour rule revamp: report
  24. Le droit à la déconnexion - Présentation du 24 octobre 2018 - Congrès de l'Ordre des CRHA
  25. Le droit à la déconnexion, une vraie-fausse bonne idée.