Vous lisez : Ggrève légale et la captation d’images

Dans le récent arrêt Alberta c. T.U.A.C.[1], la Cour suprême du Canada a invalidé la Personal Information Protection Act, S.A. 2003, ch. P-6.5 (ci-après la « PIPA ») de l’Alberta au motif que cette loi restreint indûment le droit à la liberté d’expression du syndicat dans le cadre d’une grève légale, tel que prévu à l’article 2 b) de la Charte canadienne des droits et libertés[2] (ci après « Charte »). La PIPA est une loi de l’Alberta qui réglemente la protection des renseignements personnels dans le secteur privé, laquelle s’apparente à notre loi québécoise applicable dans le secteur privé[3].

Le litige prend source à l’occasion d’un conflit de travail survenu en 2006 au sein du Palace Casino West Edmonton Mall ayant duré au total 305 jours. Au cours de ce conflit de travail, le syndicat Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce, section locale 401, (ci-après « Syndicat ») de même que l’agence de sécurité engagée par le Casino ont enregistré des vidéos et pris des photos de personnes franchissant la ligne de piquetage. Le Syndicat avait installé des affiches à l’intérieur de la zone de piquetage afin d’indiquer que les images captées des personnes qui la franchissaient étaient susceptibles d’être diffusées sur un site Internet. Les objectifs du Syndicat étaient notamment de dissuader les personnes de franchir la ligne de piquetage et d’utiliser cet élément dans le but de renseigner le public sur la grève.

Or, plusieurs des personnes ayant été filmées ou prises en photos ont porté plainte auprès du commissaire à l’information et à la protection à la vie privée de l’Alberta alléguant que ces activités du Syndicat contrevenaient à la PIPA. Plus particulièrement, cette loi restreint dans la province la faculté pour un certain nombre d’organismes de recueillir, d’utiliser et de communiquer des renseignements personnels.

Dans cette affaire, le commissaire à l’information et à la protection à la vie privée de l’Alberta a désigné un arbitre chargé de décider si le Syndicat avait contrevenu à la PIPAen collectant, en utilisant et en communiquant des renseignements personnels. Le Syndicat alléguait que l’expression constituait l’objectif poursuivi. Or, l’arbitre a conclu qu’aucune disposition ne luipermettait d’agir ainsi et il luia ordonné de cesser de recueillir des renseignements personnels à toute autre fin qu’à celle d’une éventuelle enquête ou instance judiciaire ainsi que de détruire tout renseignement qu’il aurait en sa possession ou qui avait été obtenu en contravention à la PIPA. Lors du contrôle judiciaire, la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta a conclu qu’il y avait violation à la liberté d’expression du Syndicat, laquelle était protégée par l’article 2 b) de la Charte, mais que cette violation n’était pas justifiée au sens de l’article premier. Cette décision a été confirmée par la Cour d’appel.

Par conséquent, la Cour suprême du Canada devait déterminer si la PIPA porte atteinte aux droits protégés par l’article 2 b) de la Charte dans la mesure où elle limite la capacité d’un syndicat de recueillir, d’utiliser ou de communiquer des renseignements personnels à l’occasion d’une grève légale et, le cas échéant, si cette atteinte est une limite raisonnable prescrite par une règle de droit dont la justification peut être démontrée dans une société libre et démocratique au sens de l’article premier de la Charte.

L’expression renseignement personnel est définie de façon large comme étant « tout renseignement concernant une personne identifiable » aux termes de la PIPA. Cette loi prévoit également une série d’exceptions, dont notamment l’utilisation et la communication des renseignements à des fins relatives à une enquête ou à une instance judiciaire ou lorsque les renseignements sont accessibles au public, selon ce qui est prescrit ou autrement prévu par règlement. La notion d’« accessible au public » est reliée au fait que les renseignements puissent être obtenus en consultant l’annuaire téléphonique ou commercial ou tout autre répertoire de même nature, des registres d’un organisme, un casier judiciaire ou encore un magazine, un livre ou un journal.

La Cour suprême arrive aisément à la conclusion qu’aucune des exceptions établies par la PIPA ne s’appliquait à la situation dans laquelle se trouve le Syndicat et que donc rien ne lui permettait de recueillir, d’utiliser ou de communiquer les renseignements personnels obtenus (soit la captation des images) en vue de faire valoir ses intérêts dans le cadre d’un conflit de travail. La Cour suprême conclut également que la PIPA, dans ce contexte de grève légale, restreint ainsi la liberté d’expression du Syndicaten contravention de l’article 2 b) de la Charte.

Toutefois, dans le cadre de son analyse fondée sur l’article premier, à savoir la justification, la Cour suprême mentionne que l’objectif de la PIPAest de fournir à toute personne le droit de regard lié à son autonomie, à sa dignité et à son droit à la vie privée, lesquels sont des valeurs sociales importantes. D’ailleurs, la Coursuprême souligne que l’objet visé par la PIPAgagne en importance à l’ère moderne où les nouvelles technologies fournissent aux organisations une capacité quasi illimitée de recueillir des renseignements personnels. Malgré l’objectif louable de cette Loi, la Cour est d’avis que la PIPA a des conséquences disproportionnées par rapport aux avantages qu’elle procure, car elle ne prévoit aucune façon de tenir compte des objectifs d’expressionpoursuivis par les syndicats qui se livrent à des grèves légales.

En effet, la PIPA ne prévoit aucun mécanisme permettant d’assouplir ou de trouver un équilibre entre la protection constitutionnelle de la liberté d’expression et les intérêts d’unsyndicat dans le cadre d’une grève légale. La Cour suprême conclut donc que la PIPA restreint la capacité du Syndicat de communiquer avec le public et de le convaincre du bien-fondé de sa cause, l’empêchant ainsi de recourir aux stratégies de négociation les plus efficaces pendant une grève légale. La Cour suprême n’est pas sans rappeler que la liberté d’expression est une composante fondamentale des relations du travail et que le piquetage constitue une forme d’expression particulièrement vitale et fermement ancrée dans l’histoire.

Par conséquent, la Cour suprême a invalidé la PIPA et a accordé au législateur une période de transition de douze mois avant qu’entre en vigueur la déclaration d’invalidité, lui permettant ainsi d’y apporter les modifications nécessaires à la lumière des motifs invoqués par la Cour suprême.

Cet arrêt démontre donc une fois de plus l’importance qu’accorde la Cour suprême à la liberté d’expression lors d’un conflit de travail. Cela met en perspective la capacité du législateur de réglementerla protection des renseignements personnels dans un contexte où la liberté syndicale est fortement reconnue. Bien que cet arrêt vise une loi albertaine, ce dernier pourrait avoir des répercussions au Québec dans l’éventualité où une telle situation se reproduiraitdans un contexte de grève légale au sens du Code du travail (RLRQ. c. C -27). En effet, la Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé ne contient aucune disposition prévoyant une exception permettant à un syndicat la collecte de renseignements personnels en particulier. Il sera donc intéressant de voir si le législateur québécois procédera à des modifications législatives afin d’éviter un éventuel débat sur cette question au Québec.

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Source : VigieRT, janvier 2014.


1 2013 CSC 62.
2 Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, c. 11.
3 Loi sur la protection des renseignements personnels dans le secteur privé, RLRQ, c. P-39.1.
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