Vous lisez : La liberté d’expression de l’employeur

Un employeur peut s’adresser directement à ses employés, et ce, même lorsqu’une association de salariés est accréditée ou en voie de l’être au sein de l’entreprise. D’ailleurs, la liberté d’expression constitue un droit fondamental protégé tant par la Charte des droits et libertés de la personne[1] que par la Charte canadienne des droits et libertés[2].

Le Code du travail du Québec[3] prévoit toutefois certaines restrictions qui encadrent la liberté d’expression de l’employeur. Ainsi, un employeur ne doit pas chercher à dominer ou à entraver la formation ou les activités d’une association de salariés[4]. Toute intervention de l’employeur dans les affaires syndicales est donc proscrite. Cela vise à garantir l’autonomie et l’indépendance d’action des syndicats.

La liberté d’association, tout comme la liberté d’expression, constitue un droit protégé par les chartes. Les tribunaux ont déterminé qu’il importe d’assurer un certain équilibre entre la liberté d’expression de l’employeur et la liberté d’association garantie tant aux associations syndicales qu’aux salariés.

Ainsi, la possibilité pour un employeur de communiquer avec ses salariés pourra être limitée, mais les restrictions devront être minimales et proportionnelles à l’objectif poursuivi, celui-ci étant de protéger la liberté d’association. En ce sens, l’article 12 du Code du travail n’interdit que les propos ou les actions susceptibles de porter atteinte à la liberté d’action syndicale.

La limite est parfois difficile à tracer entre ce qui est permis à un employeur et ce qui constitue de l’entrave. Le texte qui suit expose les principes généraux pouvant servir de guide à un employeur qui souhaite s’exprimer publiquement relativement à une association de salariés. La jurisprudence étudiée porte principalement sur les communications écrites. Nous exposerons quatre conclusions tirées de ces décisions.

Principes généraux
Une décision souvent citée est l’affaire Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 194 c. Disque Américinc[5] dans laquelle le défunt Tribunal du travail détermine certaines balises devant être respectées par un employeur désirant exposer son point de vue sur les actions syndicales.

Dans cette affaire, pendant une campagne de syndicalisation, quelques jours avant les dates retenues pour un vote par scrutin secret, le président et le secrétaire général de la FTQ ont distribué une lettre aux salariés de l’entreprise. La lettre indiquait notamment que le syndicalisme peut remédier aux injustices et au favoritisme.

En réponse, les dirigeants de l’entreprise ont transmis une lettre, par la poste, aux salariés et les ont convoqués à une assemblée. Les salariés qui y ont assisté ont été payés. Le président de l’entreprise a exprimé, pendant cette assemblée, son opinion, notamment quant au fait que le syndicalisme est nuisible. Il y a annoncé également qu’une prime de 4 % serait versée à tous les salariés, contrairement aux pratiques passées.

À la suite du vote, l’association de salariés n’a pas recueilli la majorité des voix, et des plaintes ont été déposées stipulant que l’employeur a entravé la campagne d’organisation syndicale.

Le Tribunal du travail indique d’emblée que, lorsque « sans promesse ou menace que ce soit, directement ou indirectement, [l’employeur] tiendra des propos peut-être polémiques, mais sans outrance ni mensonge et qui s’adressent essentiellement à la raison plutôt qu’aux émotions des interlocuteurs ou lecteurs, lesquels doivent être libres de recevoir ou non le message »[6], la liberté d’expression de l’employeur sera valablement exercée.

Le Tribunal établit également certains critères permettant d’apprécier si des paroles ou des écrits demeurent protégés par la liberté d’expression ou si, au contraire, il s’agit d’ingérence dans le droit d’association :

« 1. Il ne doit faire directement ou indirectement aucune menace;

2. Il ne doit faire directement ou indirectement aucune promesse, toujours pour amener les salariés à adopter son point de vue;

3. Il doit tenir des propos défendables quant à leur réalité, surtout ne visant pas à tromper;

4. Il doit s’adresser à la réflexion des personnes et non soulever leurs émotions, particulièrement leur mépris, évitant tout style outrancier ou pathétique;

5. Ses interlocuteurs doivent être libres d’écouter ou de recevoir son message ou non;

6. À quelque égard, il ne doit d’aucune façon utiliser son autorité d’employeur, sur la base du lien de subordination établi avec les salariés, pour propager ses opinions contre le syndicalisme. »[7]

Aussi, le Tribunal estime que la simple convocation à une assemblée n'est pas en soi une tentative d'entrave. Quant à la lettre transmise par la poste, elle contenait un discours antisyndical, mais les propos étaient mesurés et sans exagération; il n’y a pas de menaces ni d’éléments erronés. Les salariés étaient libres de lire cette lettre ou non.

Pendant les assemblées, l’employeur a tenu le même discours que celui contenu dans la lettre. Par contre, l’employeur a alors usé de son autorité pour forcer des salariés à écouter ses propos antisyndicaux, pendant leur quart de travail, alors qu’ils étaient payés. Il s’agit de ce qu’on appelle une réunion à auditoire contraint (soit captive audience meeting dans les autres provinces canadiennes et aux États-Unis), et il s’agit d’ingérence.

Cela dit, l’étude de la jurisprudence subséquente nous permet de constater que les conclusions de cette affaire sont plutôt libérales. Par la suite, dans la majorité des décisions dans lesquelles des lettres ont été transmises aux salariés, à leur domicile, le Tribunal a conclu qu’il y avait ingérence par l’employeur, notamment en raison de l’impact d’une telle forme de communication très « officielle ».

Voici, brièvement, certaines leçons à tirer de l’étude de la jurisprudence.

  1. Le courriel, avec parcimonie tu utiliseras
    Dans des décisions impliquant l’Université Concordia[8], il a été déterminé que l’envoi d’un courriel à tous les salariés ne remplissait pas le critère voulant que les salariés soient libres de recevoir le message de l’employeur.

    Dans ce cas, il s’agissait de l’envoi par le vice-recteur d’un courriel indiquant que la convention collective était expirée depuis trois ans et que le syndicat refusait la conciliation. Il joignait le contenu de la dernière offre patronale. Une seconde communication, transmise par la suite, répondait à diverses affirmations de la conseillère syndicale.

    Le Tribunal souligne que les négociations duraient depuis longtemps et étaient problématiques; il serait donc utopique de croire, dans un tel contexte, que les salariés se sentaient libres d’ouvrir ou non et de lire ou non les courriels. D’ailleurs, le message a été transmis pendant les heures de travail, par une personne en autorité, sur un sujet hautement important, soit les négociations.

    Cette conclusion quant à l’absence de liberté de recevoir ou non le message a été suivie dans Syndicat de la fonction publique du Québec et École nationale de police du Québec[9]. Dans cette affaire, l’employeur a annoncé aux salariés, par courriel, la conclusion d’une entente de principe et la tenue prochaine d’une assemblée générale par le syndicat. Or, selon les règles internes du syndicat, l’entente devait d’abord être approuvée par deux instances syndicales, avant la tenue de l’assemblée générale. L’employeur a fait preuve d’entrave et d’ingérence en agissant de la sorte.

  2. Sur la volonté des salariés, point de questions tu ne poseras
    Dans l’affaire Syndicat des professionnelles et professionnels en soins infirmiers et cardiorespiratoires de Drummondville et Centre de santé et de services sociaux Drummond[10], la Commission des relations du travail a indiqué qu’un employeur ne peut poser de questions et approcher directement les salariés, lorsqu’un grief est déposé, afin de s’enquérir de leur réelle volonté quant au grief.

    En l’espèce, l’employeur avait décidé de mener un sondage auprès des salariés et posait notamment les questions suivantes : « êtes-vous au courant du grief déposé en votre nom? » et « désirez-vous maintenir le grief? ». La Commission des relations du travail conclut qu’en agissant ainsi, l’employeur discrédite le syndicat. On laisse en effet entendre que le syndicat ne travaille pas pour ses membres et ne les informe pas de ses actions. La Commission rappelle au passage qu’une association de salariés n’est pas seulement le mandataire d’un groupe de salariés, mais une entité autonome et l’interlocuteur avec qui l’employeur doit traiter, tant pour la négociation que pour les griefs.

    Pareillement, dans Syndicat des professionnelles d’organismes communautaires du Bas St-Laurent et Atelier de travail jeunesse 01 (Carrefour jeunesse-emploi Rimouski-Neigette)[11], la Commission réitère qu’il n’est pas acceptable pour un employeur de commenter le dépôt d’un grief directement avec les salariés. La directrice avait indiqué, lors d’une réunion, qu’il coûtait cher de répondre à un grief et que cela avait un impact direct sur les services offerts aux clients dans lesquels elle devait couper. La Commission est d’avis que ces propos discréditent l’action syndicale en tentant d’inciter les salariés à se dissocier des moyens mis en place par leur association.

  3. Sur le travail du syndicat, aucun commentaire tu ne feras
    Un employeur ne devrait pas laisser entendre, par exemple, que le syndicat retarde le processus de négociation. Ce type de propos a pour effet de remettre en cause le rôle du syndicat et de miner sa crédibilité[12].

    Dans l’affaire Syndicat des travailleurs de l’information de La Presse et La Presse ltée[13], la Commission des relations du travail s’exprime ainsi sur le sujet :
    « [69] Que l'employeur soit fortement ennuyé par le rythme des négociations est une chose. Il ne peut profiter de la situation pour miner la crédibilité des syndicats et demander aux employés de faire entendre raison à leurs représentants. Par un habile mélange de données factuelles et de remarques de type éditoriales, les communiqués dépassent la simple expression de l'opinion de l'employeur.

    [71] Il faut considérer que ces communiqués sont envoyés directement aux employés. Le contenu de ceux-ci laisse entendre que les syndicats CSN sont l'obstacle majeur à la survie de l'entreprise, de là l'invitation à peine voilée aux employés de faire leur part et de faire entendre raison à leurs prétendus déraisonnables représentants syndicaux. Ces communications ne permettent pas de négocier dans un climat objectif. »
    Ainsi, un employeur ne doit pas commenter ou remettre en question, devant les salariés, les stratégies adoptées par une association accréditée.

  4. Avec les salariés directement, en aucun temps tu ne négocieras
    Dans l’affaire concernant l’Université Concordia[14], la Commission des relations du travail indique qu’un employeur ne peut tenter d’influencer directement les salariés en mettant de côté leur mandataire. Or, en transmettant des documents et les offres patronales par courriel aux salariés, l’employeur tentait de les inciter à choisir parmi différentes options en insinuant que le syndicat ne défendait pas bien leurs intérêts.

    Également, dans Syndicat général des professeurs de l’Université de Montréal et Université de Montréal[15], un courriel transmis par l’employeur aux salariés, relativement aux négociations en cours comportait un lien donnant accès à de l’information qui n'avait jamais été transmise au syndicat. Celle-ci comprenait des données statistiques et des tableaux accompagnés de commentaires qui expliquaient la position de l’employeur. Le Tribunal est d’avis qu’en soumettant l'offre aux salariés directement, l'employeur a entravé les activités du syndicat à titre d'agent négociateur.

    Dans l’affaire Syndicat des travailleuses et travailleurs du Marriott Château Champlain et 9006-6051 Québec inc.[16], la Commission des relations du travail conclut que l’employeur a tenté de négocier directement avec les salariés puisqu’il leur a fait miroiter une sécurité d’emploi. L’employeur avait écrit qu’il était urgent que les salariés se prononcent sur la position patronale étant donné que les démarches avaient un effet direct sur leur emploi. Pour le Tribunal, il s’agit d’une « tentative claire d’interpeller les salariés pour qu’ils fassent pression sur le syndicat ». Il ne s’agit plus alors d’une information factuelle, neutre et objective.

Conclusions
En terminant, il est utile de rappeler que ce ne sont évidemment pas toutes les communications d’un employeur avec ses salariés qui constituent une ingérence dans les affaires syndicales. La question qu’il faut se poser est : que recherche l’employeur par cette communication?

En effet, afin de déterminer s’il y a ingérence, il faut prendre en considération le contexte des communications, leur contenu et les conséquences qu’elles entraînent. L’objectif est de déterminer la limite entre l’exercice de la liberté d’expression et le respect de la liberté d’association. La limite pourra varier selon les époques et les milieux.

Afin d’exercer, dans les limites raisonnables, son droit à la liberté d’expression, un employeur doit en tout temps :

  • Présenter des faits vérifiés et exacts;
  • S’adresser à la raison des salariés et non à leurs émotions;
  • S’assurer que les salariés seront libres de recevoir ou non le message.

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Source : VigieRT, décembre 2012.


1 L.R.Q., c. C-12.
2 L.R.C. (1985), App.II, no 44.
3 L.R.Q., c. C-27.
4 Article 12 du Code du travail.
5 [1996] T.T. 451.
6 Id., à la p. 32 de la version électronique de la décision.
7 Id., aux pp. 33 et 34.
8 Syndicat des employé-e-s de soutien de l’Université Concordia, secteur technique c. Université Concordia, 2005 QCCRT 525, Alain Turcotte, juge administratif; 2005 QCCRT 577, Alain Turcotte, juge administratif; 2007 QCCRT 437, Louise Verdone, juge administrative; Requête pour suspendre l’exécution : rejetée, AZ-50452971; Requête en révision : rejetée, D.T.E. 2008T-140.
9 2009 QCCRT 0493, Jacques Daigle, juge administratif.
10 2010 QCCRT 613, Alain Turcotte, juge administratif.
11 2011 QCCRT 209, Myriam Bédard, juge administrative.
12 Syndicat des travailleuses et travailleurs du Mount Stephen Club et Mount Stephen Club (9166-1389 Québec inc.) et 9166-9093 Québec inc. 2012 QCCRT 5, Pierre Flageole, juge administratif.
13 2009 QCCRT 0500, Alain Turcotte, juge administratif; Requête en révision (CRT), CM 2009-5994.
14 Syndicat des employé-e-s de soutien de l’Université Concordia, secteur technique c. Université Concordia 2007 QCCRT 437, Louise Verdone, juge administrative; Requête pour suspendre l’exécution, rejetée, AZ-50452971; Requête en révision, rejetée, D.T.E. 2008T-140.
15 2009 QCCRT 230, France Giroux, juge administrative.
16 2010 QCCRT 572, Gaëtan Breton, juge administratif.
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