Vous lisez : La reconnaissance de droits fondamentaux par les chartes

INTRODUCTION
Au moment de son émergence, en 1977, le devoir de juste représentation imposé aux syndicats (DJR) en vertu du Code du travail (art. 47.2 - 47.3) vise d’abord à « atténuer l’atteinte à l’autonomie individuelle des salariés qui se voient [...] contraints d’être représentés par une association choisie par une majorité de leurs collègues » plutôt qu’à « rétablir l’égalité au travail » (Brunelle, 2001, p. 87-90); la disposition n’est pas mise en place dans l’esprit des dispositions contemporaines quant aux droits de la personne. Bien que provoquée aux États-Unis par des poursuites quant aux dispositions discriminatoires de certaines conventions collectives[1] à l’endroit des Noirs, la promulgation de la réforme législative, y compris le DJR, se fonde d’abord sur l’importance d’offrir une égale protection syndicale à chaque membre de l’unité d’accréditation, dans un contexte de monopole de représentation.

Conçu dans un but différent de la norme d’égalité au sens de la charte québécoise, le DJR n’a pas de statut particulier, n’a pas préséance sur les autres obligations du syndicat, bien qu’il encadre une obligation d’égalité du syndicat envers ses membres (Brunelle, 2001, p. 91) et que l’égalité est un droit fondamental qui, selon les chartes, s’impose en priorité sur les autres droits.

En vertu de la tradition du droit des rapports collectifs de travail, le syndicat conserve une grande discrétion dans l’arbitrage des revendications des employés qu’il représente et dans l’établissement de l’intérêt collectif des salariés de l’unité, s’il agit de bonne foi et dans un but louable (Brunelle, 2001, p. 93; Brunelle, 2005, Pineau, 2008). Il faut à cet égard noter que l’arrêt Parry Sound[2] rendu en 2003 modifie considérablement la conception du devoir syndical longtemps entretenue en droit des rapports collectifs de travail, en établissant que le devoir d’assurer une juste représentation des salariés qui incombe au syndicat s’impose non seulement lorsque l’employeur porte atteinte aux droits qui leur sont reconnus par la convention collective, mais aussi par les lois qui ont un caractère d’ordre public et qui concernent l’emploi (telles les chartes et les lois concernant les droits de la personne)[3].

À la faveur de la promulgation des lois et des chartes des droits de la personne au Québec depuis les années 1970[4], la promotion des droits de la personne a-t-elle influé sur l’usage par les travailleuses et les travailleurs du recours que leur permet d’exercer l’art. 47.3 CtQ au sujet du manquement au devoir de juste représentation (DJR) par le syndicat? Plus précisément, la propension à déposer des plaintes pour manquement au DJR de la part des syndiqués ayant une condition individuelle protégée par la Charte des droits et des libertés de la personne (LRQ, 1977, c. C-12) a-t-elle augmenté depuis la reconnaissance de ce droit, soit au cours de la période 1978-2005? Depuis sa promulgation en 1977, les motifs des usagers pour recourir à l’art. 47.3 CtQ ont-ils évolué? Les membres des groupes protégés par la charte québécoise[5] y jouent-ils un rôle croissant? Quel est le résultat des plaintes adressées par un membre d’un groupe protégé ou fondées sur un motif interdit de discrimination en vertu de l’art. 10 de la charte québécoise?

Ces questions s’inscrivent dans un débat soutenu chez les observateurs de la scène des relations de travail; dans un contexte social de promotion des intérêts dits individuels (Brière, 2005). Si les syndicats contemporains souffraient d’un déficit de représentativité à l’endroit de salariés de plus en plus soucieux de leurs intérêts individuels, en effet, on pourrait voir augmenter les recours pour manquement au DJR fondés sur une condition protégée par les lois sur les droits de la personne. Or, tel n’est pas le cas. Cela ne nous permet pas de nier l’existence d’un changement de ce type dans les attentes des syndiqués, mais à tout le moins de constater que le recours en vertu de l’art. 47.3 CtQ n’en est pas le véhicule. En revanche, l’étude de la jurisprudence en matière de DJR quant à la protection de la norme d’égalité révèle l’importance globale, quoique stable, de ce motif de plainte et suscite d’intéressantes questions quant à sa place dans le respect du droit au travail.


MÉTHODE

Pour répondre à ces questions, il faudrait idéalement avoir accès à un ensemble représentatif de prises de décision locales en cette matière, mais les délibérations des comités exécutifs des syndicats ne sont pas publiques. Plusieurs de ces décisions ne seront jamais contestées ou encore, si elles le sont, feront l’objet d’une entente hors cour. En revanche, les décisions de la CRT et, avant elle, du Tribunal du travail, lorsque le salarié exerce un recours en vertu de l’art. 47.3 CtQ et qu’il ne survient pas d’entente, sont publiques. Comme la revue exhaustive des décisions des tribunaux en cette matière n’a pas encore été faite, j’ai mené une recherche quant à leur évolution depuis l’entrée en vigueur de la disposition en 1978. J’ai procédé à une recension de toutes les décisions rendues par le Tribunal du travail puis par la Commission des relations de travail (CRT) qui le remplace en 2002 (Legault et Bergeron, 2007).

La première décision a concerné la période d’inventaire. En effet, avant le 1er janvier 2004, seul le salarié invoquant un manquement au DJR et ayant subi un renvoi ou une mesure disciplinaire pouvait s’adresser au Tribunal du travail ou à la CRT; les autres devaient poursuivre leur syndicat devant les tribunaux civils, à leurs frais. La reformulation des articles 114 et 116 CtQ a élargi la compétence de la CRT en matière de DJR et lui permet dorénavant d’entendre tous les recours exercés par un salarié à l’encontre de son syndicat, en vertu de l’art. 47.2[6]. Depuis le 1er janvier 2004, la compétence de la CRT est exclusive pour entendre les plaintes pour manquement au DJR liées à la négociation et à l’application de la convention collective, y compris la présentation d’une affaire en révision judiciaire. Depuis le 1er juin 2004, enfin, la CRT entend les plaintes d’un syndiqué insatisfait du traitement de sa plainte pour harcèlement psychologique en vertu des art. 81.18 à 81.20 Loi sur les normes du travail[7]. Pour les mêmes raisons, sans ignorer ni sous-estimer l’importance de l’arrêt ParrySound, rendu par le plus haut tribunal du pays, même les éventuelles décisions rendues pour manquement au DJR de la part d’un salarié victime d’une décision de l’employeur qui porte atteinte aux droits de la personne, sans qu’il y ait eu renvoi, auraient été ignorées. En effet, pour étudier un corpus cohérent de décisions comparables, je n’ai retenu que les décisions rendues en vertu d’un manquement au DJR correspondant à la même définition dans le Code du travail[8].

Une première étape de sélection des décisions a consisté à isoler les décisions rendues en vertu des dispositions concernant le DJR; j’ai retenu celles qui concernent des plaintes déposées au ministère du Travail du Québec ou à la CRT (à compter de 2002), pour comportement de mauvaise foi, traitement arbitraire, discrimination ou négligence grave du comité exécutif du syndicat, dans le traitement d’un grief à l’encontre d’un renvoi ou d’une mesure disciplinaire. J’ai exclu les décisions concernant les nouveaux types de plaintes qu’il est possible de déposer en vertu de cet article depuis 2003 et 2004, faute d’avoir un élément de comparaison dans les années précédentes.

Une deuxième étape a consisté à isoler du corpus des décisions rendues en vertu de l’art. 47.3 CtQ les décisions rendues quant à un travailleur mentionnant, parmi les faits à l’appui de sa plainte, la présence de l’un des motifs interdits de discrimination selon l’art. 10 de la charte québécoise : race, couleur, sexe, grossesse, orientation sexuelle, état civil, âge, religion, convictions politiques, langue, origine ethnique ou nationale, condition sociale, handicap ou utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap. J’ai aussi retenu comme pertinentes aux fins de la démonstration les décisions touchant des travailleurs syndiqués dont le statut est atypique (à temps partiel, occasionnel, etc.), car la jurisprudence permet de l’inclure dans la condition sociale (Brun, 2005, p. 872-873).


RÉSULTATS

Au total, pour l’ensemble de la période, 324 décisions portaient sur le DJR et parmi elles, 66 correspondaient à la précédente définition et portaient sur les droits de la personne. Les décisions rendues quant à un membre d’un groupe protégé représentent donc 20,4 % de l’ensemble des décisions rendues en vertu de l’art. 47.3 CtQ pendant cette période (66/324).

Certaines années ressortent (1978, 1982, 1994) comme des années particulièrement fécondes pendant lesquelles la moitié des décisions rendues en matière de DJR portent sur des plaintes invoquant des motifs interdits de discrimination. Les années 1984, 1985, 1986, 1987, 1999, 2000, 2003 et 2005 forment un deuxième groupe pendant lesquelles les décisions rendues en vertu de l’art. 47.3 CtQ représentent entre le quart et la moitié de l’ensemble des décisions rendues en matière de DJR. Toutefois, pour toutes ces années, les nombres absolus sont infiniment petits.

Parmi les 66 décisions rendues en vertu de l’art. 47.3 CtQ et fondées sur des plaintes invoquant les droits de la personne, pendant l’ensemble de la période, on observe que 29 ont été accueillies (44 %) et 37 ont été rejetées (56 %). Un grand nombre de décisions sont accueillies, compte tenu du fait que 90 % des plaintes pour manquement au DJR en général sont rejetées en 2007 (Pineau, 2008, p. 199), si tant est qu’on puisse comparer deux périodes aussi différentes![9]

Parmi ces 66 décisions, qu’elles aient été accueillies ou rejetées, j’ai départagé les motifs interdits de discrimination (selon l’art. 10 de la charte) qu’utilisent les plaignants. Dans un premier temps, je n’ai pas tenu compte du fait qu’elles soient accueillies ou rejetées, pour me placer du point de vue des usagers du recours et de leur raison d’utiliser le recours. Le motif le plus fréquent est le handicap (35), suivi de la condition sociale (15), de la race (4) et des antécédents judiciaires (4), du sexe (3) et de la grossesse (3) et, enfin, des convictions politiques (2). Aucune n’invoque explicitement l’âge, l’orientation sexuelle, l’état civil ni la religion.

J’ai ensuite tenu compte de l’issue de la plainte. Certains motifs interdits de discrimination fondent des plaintes qui se distribuent bien au point de vue du résultat. Les plaintes fondées sur le handicap (16 accueillies, 19 rejetées), la condition sociale (7,7), les convictions politiques (1,1) sont de celles dont le résultat se distribue avec une certaine symétrie. En revanche, d’autres motifs entraînent des résultats plus tranchés : la race (3 accueillies, une rejetée), les antécédents judiciaires (une accueillie, 4 rejetées), le sexe (une accueillie, 2 rejetées), la grossesse (aucune accueillie, 3 rejetées).

Parmi les 29 décisions accueillies, 15 décisions le sont parce que le syndicat n’a pas, par négligence, déposé le grief, a contrevenu aux dispositions de la convention collective, ainsi de suite, sans qu’on puisse se prononcer à savoir s’il y a eu discrimination exercée par le syndicat. En revanche, 14 décisions sont accueillies sur la base du fait que le syndicat exerce clairement une discrimination à l’égard du plaignant ou de faits qui laissent croire que tel est le cas.


DISCUSSION

L’objectif de départ était de mesurer l’effet de la promotion des droits de la personne, à la faveur de la promulgation des lois et des chartes des droits de la personne au Québec et au Canada depuis les années 1970 et de la discussion de ces enjeux sur la scène publique, sur la propension à déposer des plaintes pour manquement au DJR de la part des syndiqués ayant une condition protégée par la charte québécoise. On constate d’abord l’absence d’effet à la hausse des plaintes de DJR déposées par des syndiqués dont la condition est protégée par la charte québécoise.

Au plan juridique, le DJR s’inscrit d’abord dans une logique de droit des rapports collectifs du travail plutôt que dans une logique de droits de la personne (Brunelle, 2001, p. 141); il est possible qu’il en aille de même de la perception des acteurs et l’issue des plaintes les y incite. On constate en effet que plus de la moitié du total des plaintes en vertu du DJR fondées sur des conditions protégées par la charte québécoise, pendant l’ensemble de la période, sont rejetées alors que 44 % sont acceptées. Bien sûr, les décisions se fondent dans les faits présentés, les conventions collectives et la jurisprudence. Mais la doctrine peut aussi contribuer à expliquer la tendance générale des résultats des recours (où domine légèrement le rejet des plaintes). Voyons comment peut s’illustrer une telle hypothèse.

L’autonomie du syndicat titulaire du grief et la déférence des tribunaux administratifs
On observe en général une certaine reconnaissance du droit à l’erreur, de la part des tribunaux, accordée aux responsables syndicaux; il est raisonnable en effet de reconnaître que les responsables ne sont en général pas des juristes, que leur niveau de familiarité avec la procédure varie, qu’ils agissent bénévolement, sur une base de dévouement et parfois sans formation juridique, ainsi de suite.

Les syndiqués qui s’estiment lésés en vertu des art. 47.2-47.3 CtQ ont le fardeau de démontrer la présence d’un comportement particulièrement grave, d’un niveau très élevé de déviance de la part des représentants syndicaux qui, pour leur part, bénéficient d’un préjugé favorable. Par exemple, si la négligence est invoquée, il ne doit pas s’agir d’une simple négligence, d’une erreur excusable ou d’un simple oubli. Les représentants syndicaux peuvent écarter un grief fondé sans manquer à leur DJR, s’ils ont agi de bonne foi, sans mauvaise intention et qu’ils fondent leur geste dans une logique de relations de travail (Bentham, 1991; Harper, 1996, p. 184, Pineau, 2008). Pour être délictuelle, l’erreur doit être grossière, la faute lourde, l’omission impardonnable. On peut ainsi lire :

Le Tribunal n’a pas un rôle de censeur vis-à-vis l’action des syndicats. Il n’a pas à scruter leurs agissements pour déterminer si la décision est la bonne ou la meilleure dans les circonstances. Il n’a pas à faire la leçon aux syndicats sur ce qui aurait dû être fait. Il n’a pas à remettre en question la pertinence, le bien-fondé de telle ou telle action, de telle ou telle prise de position. Il n’est pas un tribunal d’appel des décisions des représentants syndicaux (Landry c. Syndicat des travailleuses et travailleurs de l’Hôtel–Dieu du Sacré-Cœur de Jésus de Québec [1993] TT 528, p. 534).

Bien que le syndicat doive décider du sort du grief en tenant compte de ses conséquences pour le salarié, cela n’implique pas que toute négligence ou erreur de sa part lorsqu’il s’agit d’un congédiement, par exemple, entraîne un manquement au DJR.

Selon Brière (2005), le degré de la faute à établir par le salarié exerçant le recours en vertu de l’art. 47.3 CtQ est exorbitant par rapport au régime de droit civil propre à la preuve de responsabilité extracontractuelle, dans lequel la notion de faute s’analyse généralement à la lumière du comportement d’une personne raisonnable. L’expert conclut que le fardeau de preuve exigé des plaignants est tellement exigeant qu’il rend les recours presque illusoires (Brière, 2005, p. 177-8). En termes juridiques, on justifie en général la tendance à la non-intervention des tribunaux dans les affaires de représentation syndicale par la définition « négative » du DJR. Le législateur a en effet précisé les excès auxquels ne peut se livrer le syndicat; il n’a pas précisé ce que doit faire le syndicat, le cadre qu’il doit respecter ou le résultat qu’il doit obtenir (Bentham, 1991). Par opposition, la charte, notamment, définit un cadre positif de l’action attendue dans des instances et des processus exempts de discrimination (Bentham, 1991, p. 21). On dira d’ailleurs volontiers que l’expression « devoir de juste représentation » crée des attentes démesurées en suggérant que le syndicat est tenu de respecter une norme plus élevée que celle que le législateur a prévue (Bentham, 1991, p. 37). À cet égard, la promotion des droits de la personne peut contribuer à hausser les attentes des travailleurs du fait que se diffuse le cadre positif promu dans les chartes.

La déférence des tribunaux n’est pas propre à l’étude des plaintes fondées sur les droits fondamentaux; il est commun à toutes les plaintes pour manquement au DJR. En revanche, quel effet a-t-il sur ces plaintes en particulier? Les tribunaux administratifs, on l’a vu, s’abstiennent souvent d’intervenir dans les décisions stratégiques des syndicats si ces derniers peuvent démontrer qu’ils ont des motifs objectifs pour fonder leur action; en résultante, on trouvait traditionnellement une liste impressionnante de plaintes rejetées en vertu des règles de preuve du DJR, mais dont on admettait pourtant qu’elles contreviennent aux droits humains fondamentaux (Bentham, 1991, p. 21-22). Il est trop tôt à ce moment pour prévoir l’effet qu’aura l’arrêt Parry Sound sur cette tendance, mais il va de soi qu’il faut y être attentif.

La portée restreinte de la notion de discrimination selon l’article 47.2 CtQ
La discrimination syndicale visée par l’art. 47.2 CtQ reçoit une acception plus large que celle qui se retrouve à l’art. 10 de la Charte des droits et des libertés de la personne (LRQ, 1977, c. C-12) (Brunet, 1991, p. 84, Veilleux, 1993, citées par Brunelle, 2001, p. 126, note 644). Une définition largement retenue dans la jurisprudence est la suivante :

La discrimination se caractérise par le traitement différent. Agir sans discrimination, c’est agir de la même façon pour tout un chacun, ne pas favoriser quelqu’un au détriment d’un autre, ne pas tenir comte de la race, du sexe, des croyances politiques, religieuses, etc. (Landry c. Syndicat des travailleuses et travailleurs de l’Hôtel-Dieu du Sacré-Cœur de Jésus de Québec [1993] TT 528, p. 534).

La discrimination syndicale visée par l’art. 47.2 CtQ comprend donc à la fois les motifs interdits de discrimination énumérés à l’art. 10 de la charte québécoise, à l’art. 3 de la Loi canadienne sur les droits de la personne (LCDP) et à l’art. 15 de la charte canadienne (qui ont en commun d’être des caractères personnels) et d’autres motifs propres au contexte des rapports collectifs de travail : un traitement différent pour un salarié non membre du syndicat, pour un membre délinquant par rapport aux statuts du syndicat, ou encore politiquement en désaccord avec le comité exécutif du syndicat, ayant appuyé une association rivale, etc. (Brunelle, 2005; 2001, p. 131; Brunet, 1991, p. 85; Gagnon, 1981, p. 648; Harper, 1996, p. 184; Veilleux, 1993, p. 681).

Bref, traditionnellement, la question se posait en ces termes : les décisions syndicales en matière de recours à la procédure externe d’arbitrage sont-elles prises de la même manière et selon les mêmes critères pour tous les salariés de l’unité ou varient-elles selon des critères autres que ceux reconnus par la jurisprudence?

La jurisprudence quant aux art. 47.2-47.3 CtQ s’est d’abord développée dans la logique du droit des rapports collectifs de travail et la notion de discrimination, non définie dans les dispositions des lois du travail et par conséquent ouverte à l’interprétation des tribunaux (Brunelle, 2001, p. 126) y a été traditionnellement appliquée, sinon définie, de façon bien différente de la jurisprudence en vertu des chartes. Entre autres, pour démontrer la présence de la mauvaise foi, de la négligence grave et de la discrimination, les instances recherchent l’intention de nuire :

Mauvaise foi et discrimination impliquent toutes deux un comportement vexatoire de la part du syndicat. L’analyse se concentre alors sur les motifs de l’action syndicale. (Noël c. Société d’énergie de la Baie James [2001] 2 RCS 207, p. 232, j. LeBel, parag. 52).

Une telle interprétation pose un double problème. D’abord, elle commande de prouver l’intention de nuire, hostile et malveillante, ce que rejette la jurisprudence en vertu de la charte québécoise dans son interprétation de l’article 10 (Brunelle, 2005 et 2001, p. 122 et 134-153) concernant la discrimination. Sous l’effet d’une loi prééminente telle que la charte québécoise, qui impose une norme d’égalité devant s’imposer avant toute autre obligation, on devrait conclure avec Me Veilleux que « le syndicat accrédité ne peut distinguer non plus les avantages ou les droits des salariés en se fondant sur des critères inéquitables » et que « lorsque le syndicat modifie au détriment de la minorité des droits reconnus dans la convention collective, il devrait être en mesure de justifier raisonnablement son choix » (Veilleux, 1993, p. 682), quelle que soit l’intention.

L’article 53 de la charte québécoise précise :

Si un doute surgit dans l’interprétation d’une disposition de la loi, il est tranché dans le sens indiqué par la Charte.

Selon le principe de l’interprétation conciliatrice des lois avec les principes d’égalité de la charte, ne doit-on pas harmoniser l’interprétation de la notion de discrimination dans l’art. 47.2 CtQ avec celle de la charte et cesser de rechercher l’intention de discriminer? Selon les juges de la Cour d’appel, c’est là la voie à suivre :

Cet article invite les cours de justice à s’inspirer de la philosophie générale que la Charte entend véhiculer, philosophie qui va bien au-delà de la question de savoir si la Charte a préséance sur la loi qui contient la disposition en cause (Thibault c. Corp. professionnelle des médecins du Québec [1992] RJQ 2029 (CA), cité par Brun, 2005, p. 975[10]).

En effet, non seulement la norme d’égalité a-t-elle un statut quasi constitutionnel et, de ce fait, prime sur les autres lois, mais encore son esprit doit-il dorénavant primer sur les considérations stratégiques locales que peut mettre de l’avant le comité exécutif du syndicat. Ce n’est pas là le premier changement de paradigme que demande la charte québécoise, à titre de loi prééminente, à l’administration du droit des rapports collectifs de travail.

Dans l’arrêt Parry Sound, la Cour précise pourtant bien le caractère prééminent des dispositions quasi-constitutionnelles des chartes provinciales :

[...] les droits et obligations substantiels prévus par les lois sur l’emploi sont contenus implicitement dans chaque convention collective à l’égard de laquelle l’arbitre a compétence. Une convention collective peut accorder à l’employeur le droit général de gérer l’entreprise comme il le juge indiqué, mais ce droit est restreint par les droits conférés à l’employé par la loi. L’absence d’une disposition expresse qui interdit la violation d’un droit donné ne permet pas de conclure que la violation de ce droit ne constitue pas une violation de la convention collective. Les lois sur les droits de la personne et les autres lois sur l’emploi fixent plutôt un minimum auquel l’employeur et le syndicat ne peuvent pas se soustraire par contrat (Parry Sound (district), Conseil d’administration des services sociaux c. SEEFPO, section locale 324, [2003] 2 RCS 157, parag. 28, dans Brunelle, 2005).

En outre, le syndiqué a le fardeau de la preuve en cas de manquement au DJR et il lui incombe de démontrer que le syndicat a manqué à son devoir, avant de se voir autorisé, le cas échéant, à poursuivre la procédure. La contrepartie du monopole de représentation du syndicat exige pourtant de ce dernier qu’il assure tous les salariés qui ont, par suite de l’accréditation, abandonné leurs droits individuels au profit de droits collectifs, du respect des droits que leur confère la convention collective. Le devoir de respecter la norme d’égalité de la charte québécoise n’est pas considéré, dans le contexte jurisprudentiel actuel, incomber « naturellement » au comité exécutif du syndicat.

On peut toutefois espérer un changement à la lumière de décisions plus récentes de la Commission des relations de travail (CRT) (Beauchamp et Rassemblement des employés techniciens-ambulanciers du Québec (CSN), SOQUIJ AZ-50440193) analysées dans cette revue dernièrement (Desrosiers et Noël, 2008).

Syndicat titulaire du grief et responsabilité syndicale dans le droit au travail en cas de renvoi
Du moment que les représentants syndicaux peuvent établir qu’ils ont envisagé différentes options, soupesé les intérêts divergents rationnellement et de bonne foi, les tribunaux administratifs ne les sanctionneront pas, car leur intention est bienveillante et leur objectif est rationnel (Brunelle, 2001, p. 140). Un tel raisonnement est fidèle à la logique du droit des rapports collectifs du travail en ce qu’il pose comme cible l’expression d’une voix syndicale unanime, celle de l’intérêt collectif. Il sert bien les intérêts des salariés lorsque les problèmes invoqués n’ont pas trait aux motifs interdits de discrimination (pour une illustration récente, lire l’affaire Dupuis c. Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier local 130 et Caza, 1er mai 2008, 2008 QCCA 837, analysée par Brière, 2008, et Pineau, 2008).

La décision de ne pas poursuivre un grief en arbitrage doit-elle respecter la norme d’égalité en vertu des chartes? Le comité exécutif du syndicat peut-il, au moment de disposer d’un grief non réglé aux étapes internes, faire fi de la norme d’égalité selon la charte et ne raisonner qu’en fonction de l’intérêt collectif, fût-il bien compris, si le règlement cause ainsi un préjudice à un salarié en matière de droit au travail, en vertu d’une condition comprise à l’art. 10 de la charte québécoise? Étant donnée l’importance d’un enjeu comme la perte d’emploi, on le déplore d’autant plus que si la plainte était examinée en fonction de la norme d’égalité de la charte, elle connaîtrait l’interprétation libérale qu’exige la charte, qui en outre a un caractère quasi constitutionnel. Qui plus est, l’art. 17 de la charte québécoise interdit à quiconque d’exercer « de la discrimination dans l’admission, la jouissance d’avantages, la suspension ou l’expulsion d’une personne d’une association [...] de salariés … »[11]; ce faisant, la charte impose aux représentants syndicaux une attitude plus inclusive dans l’application du DJR (Brunelle, 2001, p. 215).

Or, si le comportement du comité exécutif du syndicat a pour effet d’entraver l’accès à la procédure de griefs pour certains syndiqués visés par l’art. 10 de la charte québécoise, il peut en résulter pour ces personnes une double inégalité de traitement : d’abord, dans l’accès à l’emploi, du fait de leur renvoi et ensuite, dans l’accès à la procédure de contestation du renvoi. Dans les deux cas, cela compromet le droit au travail. Or, on constate que, malgré cette déférence des tribunaux à l’endroit des comités exécutifs des syndicats dans l’exercice de leur devoir de représentation, et dans un contexte où le fardeau de la preuve est exigeant et une faute lourde doit être établie, 44 % des plaintes sont accueillies, dont au moins la moitié témoigne de l’existence d’un effet discriminatoire de la décision syndicale sur un membre visé par l’art. 10 de la charte québécoise, à un moment où son droit au travail est en cause.


CONCLUSION

Les décisions syndicales en matière de représentation sont-elles prises de la même manière et selon les mêmes critères pour tous les salariés de l’unité ou les critères varient-ils? S’ils varient, cela affecte-t-il l’accès à la procédure d’arbitrage de certains groupes de salariés minoritaires au sein du syndicat et de surcroît protégés par les chartes? S’ils varient et que certains groupes de salariés minoritaires en voient leur accès à la procédure d’arbitrage affecté, ces salariés se plaignent-ils d’un manquement au DJR? La présente et modeste étude n’apporte pas de réponse définitive à ces questions, d’autant plus importantes que la division intrasyndicale en groupes d’intérêts émerge comme un enjeu de représentation syndicale (Legault, 2005).

La recension des décisions rendues en vertu de l’art. 47.3 CtQ depuis son entrée en vigueur en 1978 ne permet pas de conclure à l’augmentation des recours en vertu de l’art. 47.3 CtQ qui invoquent de la discrimination fondée sur une condition protégée par l’art. 10 de la charte québécoise, de la part du comité exécutif du syndicat. La recension ne permet donc pas de soutenir la thèse de l’influence de la promotion des droits de la personne sur la fréquence du recours exercé par le salarié contre son syndicat pour manquement au devoir syndical de juste représentation. Elle ne permet pas non plus de soutenir celle de l’émergence d’une nouvelle fragmentation syndicale fondée dans les droits de la personne, bien qu’elle ne permette pas non plus de l’infirmer. On peut tout au plus affirmer que les salariés n’empruntent pas la voie du recours en vertu de l’art. 47.3 CtQ pour se plaindre de discrimination exercée pour un motif interdit par la charte québécoise. Bien que certains observateurs de la scène des relations de travail observent une transformation dans la « demande de représentation » de la part d’une nouvelle main-d’œuvre auprès des syndicats (Castel, 1995; Hege et Dufour, 1998; Hyman, 1992; Regini, 1992), on n’observe pas encore de pression en ce sens qui s’exprime par le recours pour manquement au DJR.

On peut esquisser diverses hypothèses quant à la stabilité du recours (et au peu de recours) à l’art. 47.3 CtQ fondées sur les droits de la personne. Si plus de la moitié de ces plaintes sont rejetées, cela peut s’expliquer par le fait que les tribunaux administratifs du travail respectent en pratique une jurisprudence constituée dans la logique du droit des rapports collectifs de travail (même si son autorité n’est pas la même que celle des tribunaux judiciaires), droit dont l’autonomie par rapport à l’ensemble du droit civil et public est explicitement revendiquée depuis son émergence.

Marie-Josée Legault, CRIA, professeure titulaire de relations de travail, Téluq-UQAM[12]

Source : VigieRT, numéro 33, décembre 2008.


1 Lire notamment Steele v. Louisville & Nashville Railroad, 323 U.S. 192 (1944) et Ford Motor Co v. Huffman, 345 U.S. 330 (1953).
2 Parry Sound (district), Conseil d’administration des services sociaux c. S.E.E.F.P.O., section locale 324, précitée, note 2.
3 Lire, entre autres, à ce sujet Morin, 2004, Pineau, 2008, p. 168, et Roy c. Syndicat de la fonction publique du Québec inc., R.J.D.T 1106 (C.R.T.)
4 Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., c. C-12, Charte canadienne des droits et libertés, partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982 [annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (1982, R.-U., c.11)], Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985) c. H-6, Loi assurant l’exercice des droits des personnes handicapées, L.R.Q., 1977, c. E-20, Loi concernant l'équité en matière d’emploi, L.R.C. (1995), c. 44.
5 Pour la suite de cet article, nous désignerons l’ensemble des personnes touchées par un motif interdit de discrimination ou le groupe ayant accès à des programmes d’accès à l’égalité comme un groupe protégé.
6 Lire à ce sujet les décisions Poulin c. Syndicat des employé-e-s professionnel-le-s de l’Université Concordia (CSN) [2004] C.R.T. 0410; Bardis et Syndicat national de l’automobile, de l’aérospatiale, du transport et des autres travailleuses et travailleurs du Canada (TCA-canada) [2005] C.R.T. 0109, D.T.E., 2005T-347.
7 L.R.Q., c. N-1.1.
8 L.R.Q., c. C-27.
9 En effet, je n’ai pu trouver d’inventaire des plaintes accueillies et rejetées pendant la période qui fait l’objet de cette étude.
10 Lire aussi à ce sujet Thibault c. Corporation professionnelle des médecins du Québec [1992] R.J.Q. 2029 (C.A.).
11 Une semblable disposition s’applique aux syndiqués d’une organisation de compétence fédérale. Voir à ce sujet l’article 9 (1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, L.R.C. (1985), c. H-6.
12 Une version plus longue et différemment formulée de cette analyse a été publiée dans les Cahiers du Droit et est citée en bibliographie, sous Legault et Bergeron (2007). Je remercie Philippe Bergeron, étudiant en droit à l’Université de Montréal, qui a participé activement à la collecte de données et à leur dépouillement; les décisions prises sont toutefois les miennes et j’en assume la responsabilité.

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