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Augmentations salariales en temps de crise

Nous l’aurons compris, au cours des prochains mois, en raison de la pandémie de COVID-19, l’économie sera sans nul doute confrontée à de grandes perturbations. Par conséquent, les organisations n’ayant pas encore octroyé leur budget annuel d’augmentation salariale et celles dans les secteurs d’activités considérés comme « non essentiels », risquent de revoir à la baisse, et de façon significative, le budget initialement prévu.

Et si seulement 3 % des organisations prévoyaient un gel salarial pour 2020[1], nous anticipons maintenant une hausse importante du nombre de gels qui seront réellement effectués. Cette hausse pourrait potentiellement atteindre un niveau similaire à celui observé lors de la crise économique de 2008-2009 : plus de 30 % des organisations avaient dû effectuer un gel de salaire, alors qu’à peine 2 % d’entre elles pensaient le faire avant la crise.

Prédictions 2020

Les gels salariaux – tout comme le taux directeur de la Banque du Canada, le taux de chômage, la croissance du PIB et l’indice des prix à la consommation (IPC) – affecteront de façon importante les budgets annuels d’augmentations salariales qui seront réellement accordés par les organisations en 2020.

Par le biais d’une analyse prédictive combinant l’évolution des principaux indicateurs économiques (entre 2002 et 2019) et les enquêtes annuelles de prévisions salariales menées par Normandin Beaudry, le tableau ci-dessous présente l’effet réel de la crise financière sur les budgets d’augmentations salariales en 2009, ainsi que trois scénarios potentiels pour 2020 :

Résultats de l’enquête sur les budgets d’augmentations salariales 2008-2009

 
Budget d’augmentations
salariales[1]
Gel salarial
(% org.)
Prévision 2009
Budget d’augmentations salariales[1]3,6 %
Gel salarial (% org.)2 %
Accordé 2009
Budget d’augmentations salariales[1]2,2 %
Gel salarial (% org.)> 30 %

Résultats de l’enquête sur les budgets d’augmentations salariales 2019-2020 et analyse prédictive 2020

 
Budget d’augmentations
salariales[1]
Gel salarial
(% org.)
Prévision 2020
Budget d’augmentations salariales[1]2,7 %
Gel salarial (% org.)3 %
 
Budget d’augmentations
salariales[1]
Gel salarial
(% org.)
Scénarios 2020 : Accordé 2020 – pessimiste
Budget d’augmentations salariales[1]1,7 % à 1,9 %
Gel salarial (% org.)40 %[2]
Scénarios 2020 : Accordé 2020 – réaliste
Budget d’augmentations salariales[1]2 % à 2,2 %
Gel salarial (% org.)30 %[2]
Scénarios 2020 : Accordé 2020 – optimiste
Budget d’augmentations salariales[1]2,3 % à 2,5 %
Gel salarial (% org.)20 %[2]
  1. Données collectées auprès d’organisations canadiennes, incluant les gels salariaux
  2. Pourcentage d’organisations qui n’ont pas encore octroyé leurs augmentations salariales

Note : Les scénarios présentés incluent la récente baisse du taux directeur de la Banque du Canada à 0,25 %, comme ce fut le cas en 2009.

Des répercussions sur 2021

Comparativement à la crise financière de 2009, qui avait montré ses premiers symptômes à l’automne 2008, la contraction économique de 2020 arrive alors que plus de 40 % des organisations ont déjà distribué leur budget annuel d’augmentations salariales.

Il est donc probable que devant une reprise économique plus lente, les organisations restent prudentes quant aux augmentations salariales octroyées en 2021, et ce, particulièrement pour les industries les plus affectées. Dans ce contexte, il ne serait pas étonnant d’observer des budgets d’augmentations salariales très bas et un pourcentage important de gels salariaux, non seulement pour 2020, mais également pour 2021. Il est par contre à prévoir que ces budgets varieront grandement selon l’industrie, car si pour certaines organisations l’impact négatif sera majeur, pour d’autres, les conséquences seront beaucoup plus minimes et de moins longue durée.

Ces prédictions seront suivies et validées lors de la prochaine édition de l’enquête annuelle sur les augmentations salariales menée par Normandin Beaudry, prévue pour l’été 2020, et par le biais d’enquêtes éclair à l’automne, au besoin.

En ce temps de crise, les gouvernements et la Banque du Canada ont pris des mesures immédiates pour soutenir l’économie. Les organisations aussi.

Mesures d’urgence mises en place par les organisations

Depuis le début de la crise

Afin d’assurer la continuité de leurs opérations, les organisations ont rapidement mis en place des mesures d’urgence. Voici un sommaire des pratiques les plus observées jusqu’à présent[2] :

  1. Le télétravail, accompagné de formation et d’outils technologiques pour assurer l’efficacité.
  2. La révision de la politique de voyages d’affaires, pour limiter les déplacements non essentiels et respecter les recommandations émises par les gouvernements.
  3. La mise en œuvre d’un plan d’urgence/de continuité des activités, afin de minimiser l’impact sur les opérations et réduire l’exposition au risque.
  4. La mise à jour de documents et la révision de certaines pratiques en ressources humaines, notamment :
    • Des guides de prévention en « santé mentale »
    • Des politiques et prestations liées aux congés
    • Des pratiques de reconnaissance pour souligner des contributions extraordinaires
    • L’analyse des répercussions possibles sur les évaluations annuelles de rendement et les régimes incitatifs

Ces différentes mesures ont été prises rapidement pour répondre aux enjeux immédiats posés par la crise. Éventuellement, des mesures additionnelles devront être mises en place afin de faire face au contexte économique difficile qui pourrait perdurer encore longtemps.

Pendant la crise

La crise actuelle semble mener vers une situation économique similaire à celle de 2008-2009, mais en accéléré. Plusieurs mesures financières et pratiques en ressources humaines avaient alors été adoptées ou rajustées en réaction à un phénomène qui posait des défis similaires – bien qu’à échelle variable – sur la majorité des organisations. Or, le ralentissement économique actuel causé par la pandémie a des répercussions bien différentes sur les organisations, qui peuvent être catégorisées en trois groupes distincts :

  1. Organisations fortement affectées ou affectées pour une longue période

    (par exemple, les organisations œuvrant dans le secteur du commerce de détail, du transport aérien ou du tourisme)

    Ces organisations, moins chanceuses, cherchent déjà des mesures de réduction des dépenses non essentielles, de gain de productivité, voire d’impartition d’activités non stratégiques. Certaines d’entre elles tentent de réduire les coûts de main-d’œuvre et, pour y parvenir, revoient la priorisation des embauches, procèdent à des mises à pied, limitent le versement des bonis, diminuent temporairement les salaires ou encore instaurent un programme de départs volontaires.

    Par ailleurs, devant l’atteinte d’objectifs annuels plus qu’incertaine et hors du contrôle et de la volonté des employés, les organisations qui seront en mesure de verser des bonis pourraient vouloir privilégier les mesures collectives de performance plutôt qu’individuelles.

    Finalement, afin d’assurer un niveau acceptable de liquidités, certaines organisations tentent de négocier des délais de paiement avec leurs fournisseurs ou vont jusqu’à la vente d’actifs.

  2. Organisations peu ou moins longuement affectées

    (par exemple, les organisations œuvrant dans le secteur des services, par exemple financiers, assurances, etc., ou dans l’industrie de la construction)

    La plupart de ces organisations ont rapidement mis en place des mesures de réaménagement de la semaine de travail et pourraient souhaiter transformer ces mesures temporaires en mesures permanentes lors du déconfinement. Dans la même veine, l’incitation à prendre des vacances pendant une période donnée a aussi été observée.

    Toutefois, des organisations ont plutôt décidé de maintenir les conditions de travail et d’honorer les contrats de travail afin de préserver la mobilisation des employés et de faire « le plein de talents » en vue de la reprise économique éventuelle. Les organisations admissibles aux subventions gouvernementales sont plus nombreuses à avoir opté pour cette approche.

  3. Organisations en sous-capacité

    (par exemple, les organisations offrant des services essentiels, comme l’industrie manufacturière liée à la santé, le transport, l’alimentation ou les pharmacies)

    Les organisations qui ont vu la demande augmenter de façon drastique pour leurs produits ou services font aussi face à des défis de taille, mais fort différents. Elles doivent se réorganiser pour répondre rapidement à la demande et assurer un service constant. Pour y arriver, elles doivent motiver les employés, parfois opérer avec des effectifs réduits et même en embaucher davantage. De nombreuses mesures et initiatives sont d’ailleurs apparues pour encourager et reconnaître les efforts des employés. Parmi celles-ci, on observe des augmentations salariales temporaires, des primes de risque ou encore le remplacement d'heures supplémentaires par un programme de rémunération incitative.

    Cela dit, les politiques de rémunération variable, comme les commissions, liées à des emplois de vente doivent tenir compte du contexte et distinguer une augmentation des ventes liée à la nature des opérations en temps de crise à une augmentation due à la performance des employés. De telles politiques devraient alors imposer un certain seuil maximal. Si de telles mesures devenaient permanentes, en réponse à une très longue période de crise, les enjeux potentiels d’équité salariale devraient alors être rapidement gérés.

    Peu importe le type de répercussions sur les organisations, la priorité devrait être de préserver l’engagement des employés clés. Pour favoriser cet engagement, des leviers de différentes natures – monétaires et non monétaires – peuvent être actionnés, comme des augmentations de salaire, des primes, la définition d’un plan de carrière sur mesure, l’accès à la formation, des contacts fréquents avec les dirigeants, de la communication claire et transparente, des responsabilités et des projets stimulants qui cultivent des perspectives de carrière positives, etc.

Regard vers l’avenir à définir

Au-delà des mesures réactives mises en place, nous assistons actuellement à des changements sociaux, sociétaux et organisationnels fondamentaux. La pandémie a mis en lumière des enjeux en dormance qui, par la suite, ne pourront pas être éludés. Chose certaine, la pénurie de main-d’œuvre et de talents qui bouillonnait avant l’attaque de la COVID-19 ne disparaîtra pas… et son effet boomerang pourrait être amplifié par des prises de conscience collectives qui imposeront aux organisations des remises en question encore plus profondes. 

Matière à réflexion

  • Le travail à distance : les deux côtés de la médaille

    Le contexte a forcé les organisations à se tourner vers le télétravail de façon radicale, imposant ainsi à plusieurs dirigeants, jusqu’à maintenant réfractaires, l’acceptation d’une telle mesure. Les organisations qui auront réussi à maintenir leur niveau d’efficacité, voire à l’augmenter, vont sans aucun doute faire preuve d’une plus grande ouverture à l’égard du télétravail et de l’optimisation des différents outils technologiques. En revanche, les effets du travail à distance, pendant une longue période, auront certainement mis en évidence l’importance « d’être ensemble » et de faire partie d’un groupe. La nouvelle réalité oscillera probablement entre ces deux pôles et tentera de trouver son équilibre.

  • La stabilité : un avantage à convoiter

    Depuis la crise de 2008-2009, l’entrepreneuriat (incluant les travailleurs autonomes et les pigistes, par exemple) et ce que l’on nomme la gig economy ont connu un essor important. Parmi les avantages indéniables de ces formes de travail et de liens d’emploi, on retrouve d’une part la flexibilité et, d’autre part, la réduction des coûts fixes pour les donneurs d’ouvrage. En contrepartie, ces travailleurs doivent composer avec l’incertitude et une stabilité d’emploi fragile.

    En période plus difficile, alors que certaines entreprises redoublent leurs efforts pour assurer un maximum de sécurité d’emploi et de sécurité financière à leurs employés, les travailleurs autonomes ne peuvent compter que sur eux-mêmes. Il ne serait donc pas étonnant que l’attrait pour des emplois stables soit plus marqué dans les prochains mois. À l’inverse, puisque les employés permanents représentent un coût important pour les organisations, dont plusieurs seront toujours en quête de réduction des coûts, il est fort possible que les embauches pour des postes permanents se planifient de façon beaucoup plus prudente.

  • Le réaménagement du temps de travail et une rémunération plus dynamique

    Les effets de la pandémie ont poussé les organisations à repenser leurs modes de fonctionnement. Par exemple, pour accommoder les travailleurs qui doivent composer avec leurs responsabilités familiales pendant les heures de travail, plusieurs organisations ont permis une modification des horaires. L’ouverture de nouvelles plages horaires, considérées atypiques auparavant, a permis de combler un besoin recherché par les consommateurs, soit d’obtenir un service en dehors des heures « normales » de travail. C’est le cas notamment dans les centres de service à la clientèle. En contrepartie, d’autres organisations telles que les épiceries ont été forcées de resserrer leurs heures d’ouverture pour respecter les consignes sanitaires. Pour faire face à des périodes de pointe intenses ou pourvoir des postes essentiels à la bonne marche des opérations, des primes ont même été offertes par certaines organisations. Cette dynamisation de la rémunération en fonction de l’offre et la demande pourrait devenir une pratique plus courante.

  • Équité salariale ou équité sociétale

    Ce printemps 2020 aura aussi permis à certains types d’emploi de recevoir une dose incroyable de capital de sympathie et de prendre subitement de la valeur aux yeux de la société. C’est le cas par exemple de plusieurs postes en CHSLD, en épicerie, en pharmacie et dans le transport des marchandises. Au-delà de l’équité salariale, qu’en est-il de l’équité sociétale? C’est sans surprise que certains experts se pencheront sur la contribution des emplois à l’échelle de la société et leur potentiel de rémunération, pour ainsi faire émerger le concept d’équité sociétale.

  • La gestion de la performance et la rémunération variable

    Sans certitude sur la durée de la crise ni sur la réalité de l’après-crise, les mesures transitoires relatives à la rémunération variable devraient rester transitoires. À ce stade-ci, la prudence est de mise, surtout pour des programmes et pratiques comme la bonification et la gestion des objectifs de performance. Même devant l’incapacité à verser des bonis de performance, les organisations doivent procéder à l’évaluation de la performance et donner de la rétroaction aux employés. Ce processus traditionnel, qui fait rarement l’unanimité auprès des gestionnaires même en contexte normal, pourrait paraître d’autant plus désagréable sachant que le contact humain est limité, que les comportements sont difficilement observables et que, peu importe la performance d’une personne, elle sera difficilement récompensée. Cependant, les bonnes vieilles méthodes de reconnaissance, authentiques et adaptées, restent des leviers de motivation incontournables qui doivent être enclenchés pour mobiliser les employés!

Des organisations plus empathiques

Dans un contexte où les préoccupations d’ordre familial, financier, professionnel et environnemental occupent le premier plan, l’engagement des employés envers leur organisation peut soulever des préoccupations. Les employeurs qui considèrent sérieusement les besoins individuels des employés, ceux qui font preuve d’empathie et de leadership humain auront certes une longueur d’avance.

Chaque décision, chaque initiative, chaque communication ou chaque silence envoie un message aux employés sur la véritable nature de l’organisation, sur sa philosophie et ses valeurs. Pour un éventuel retour à la normale qui soit harmonieux, chaque petit geste compte dès aujourd’hui. Profitons des retombées de cette pandémie pour faire de réelles prises de conscience et apporter des changements positifs au monde du travail… et souhaitons que ces changements soient contagieux.

Étienne Boucher, M. Sc., M. Éd., CRHA est associé, rémunération chez Normandin Beaudry

Mélanie Trudelle est conseillère, Rémunération chez Normandin Beaudry

Clara Pochard est analyste, Rémunération chez Normandin Beaudry

Patrick Coulombe, Ph. D. est conseiller, Performance chez Normandin Beaudry

  1. Données collectées auprès d’organisations canadiennes, incluant les gels salariaux
  2. Ces données ont été collectées auprès des organisations clientes de Normandin Beaudry, au cours des dernières semaines. 
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