Vous lisez : L'éthique dans l'organisation: une affaire de confiance

Agités par l'explosion récente de plusieurs scandales financiers au sein de grandes sociétés nord-américaines, nous sommes hantés par le spectre des fraudes et des manques d'éthique de toutes sortes. Le résultat principal de ces situations est très clair: la confiance du public à l'égard des organisations est profondément ébranlée. Il est aussi très légitime de se demander ce qu'il advient de la confiance que les employés et les gestionnaires éprouvent à l'égard de leur organisation.

Nous aborderons dans cet article un aspect particulier de l'éthique souvent négligé et relégué dans l'ombre du sensationnalisme associé aux gros chiffres et aux grands noms. Il s'agit de la réalité professionnelle et psychologique quotidienne des gestionnaires et des employés qui se retrouvent, parfois bien malgré eux, complices potentiels. Nous nous intéressons ici aux personnes qui sont témoins d'écarts de conduite flagrants ou encore d'attitudes ou de comportements douteux sur le plan éthique. Que ressentent ces témoins d'actes qui constituent, à leurs yeux, des manquements à l'éthique ou des fraudes? Comment l'organisation peut-elle créer un climat de confiance, soutenir la démarche de ces employés et gestionnaires et communiquer clairement et ouvertement sa position à l'égard de ces situations?

Le fardeau du témoin: des émotions allant du doute à la culpabilité

Assister à des actes frauduleux ou à des comportements contraires à l'éthique perturbe la morale personnelle. Fondamentalement, chacun sait de façon plus ou moins consciente que feindre l'ignorance ou justifier un refus d'agir n'éliminera en rien sa responsabilité et son obligation morale de réagir. Le silence n'effacera malheureusement pas ce qui a été vu ou constaté. Au contraire, la décision de ne rien faire et de se terrer dans le silence ne fait qu'ajouter un maillon à la chaîne des comportements contraires à l'éthique: croyant se protéger, le témoin qui décide de ne pas agir encourage malgré lui le manque d'éthique.

Que l'on observe un collègue qui vole son employeur en gonflant sa note de frais ou encore que l'organisation adopte des pratiques contraires à ses responsabilités sociales, vivre une situation de témoin involontaire ou accidentel engendre de vives émotions.

D'abord, on doute des faits, on ne veut pas croire, on nie la réalité, on peut même aller jusqu'à justifier ce qu'on a observé. Une décision d'ordre moral doit être prise: fermer les yeux ou agir. Ensuite, on passe à la confirmation des faits. Dans ce cas, on acquiert la certitude que quelque chose ne va pas: on est indigné, on ressent de la colère, de la déception ou de la tristesse. Ici encore, on est confronté à sa morale personnelle. Pendant toute cette prise de décision morale, on ressent donc de l'ambivalence, de l'hésitation et la peur des représailles. On imagine le pire pour soi. Et si tout cela était faux? Nous voilà de retour à la case départ.

Finalement, que l'on décide d'ignorer ce qu'on a vu ou d'agir, une réaction en chaîne est déclenchée. Une fois la décision prise, on peut ressentir un soulagement à court terme. Assez rapidement, un certain sentiment de méfiance à l'égard du collègue fautif ou de l'organisation remplace la confiance qui existait et la culpabilité de ne pas avoir réagi prend le dessus. Supposons que le témoin décide de fermer les yeux sur le fait qu'un collègue commet des abus à l'égard de l'entreprise. Il éprouvera d'abord du soulagement à l'idée de ne pas avoir à se préoccuper de problèmes qui, de toute manière, ne sont pas les siens. Toutefois, tôt ou tard, sa relation avec ce collègue deviendra plus distante. De plus, son manque de courage le tourmentera et sera une source de culpabilité. Par ailleurs, si l'entreprise découvre la situation, ce témoin pourrait éprouver une certaine amertume de s'être retrouvé malgré lui complice par son inaction. Si, au contraire, le témoin décide d'agir, il pourra ressentir un sentiment de culpabilité à la simple idée d'avoir trahi un collègue. Les conflits de valeurs se multiplient, entre la loyauté envers les collègues et la loyauté envers l'entreprise, etc. Dans tous les cas, le témoin vit un isolement émotionnel.

Fermer les yeux ou agir: comment s'en sortir?

Afin d'échapper à cet isolement émotionnel, le témoin doit pouvoir compter sur un système de valeurs organisationnelles favorisant un climat de confiance. Par exemple, le témoin doit être convaincu que l'organisation:

  • souhaite que chacun parle ouvertement;
  • traite confidentiellement les informations reçues;
  • accorde de l'importance aux idées et aux opinions des employés;
  • encourage la volonté de collaborer;
  • tient parole.

Si ces éléments sont en place, la personne qui observe des comportements contraires à l'éthique se donne le droit de réagir ouvertement, de chercher de façon responsable une solution au problème perçu, soit en s'adressant directement à la personne concernée ou à son gestionnaire, soit en se tournant vers d'autres ressources internes pour trouver le soutien nécessaire.

Mais que se passe-t-il si, en cours de cheminement, l'employé ou le gestionnaire ne trouve aucune oreille attentive ou aucun mécanisme de soutien interne et que la pression engendrée par son questionnement ou par le manque de concordance entre ses valeurs et celles de l'organisation augmente avec le temps?

Une démarche vers l'extérieur serait une solution à envisager, mais la crainte de recours légaux exercés par l'entreprise et de la pression informelle pouvant s'ensuivre risquent de freiner cette initiative. Ce qu'il importe de souligner, c'est que la nécessité de recourir à une intervention externe signifie que les systèmes internes de gestion et de communication ont failli à la tâche. Il y a donc rupture de confiance entre l'employé et l'organisation.

Un duo solide: des mesures correctives et préventives

Certaines organisations se dotent de lignes téléphoniques confidentielles ou bien de commissaires à l'éthique. Ces mécanismes de nature plutôt corrective sont souvent enclenchés après un manquement ou une faute grave se soldant par une crise interne.

Le code d'éthique est la mesure la plus répandue dans les organisations. Il est nécessaire, indispensable même, et constitue un ingrédient important dans la mise en place d'une culture éthique. Il réunit les avantages des mesures correctives et préventives. Le défi lié à l'application d'un tel code réside dans son appropriation par l'ensemble des employés et des gestionnaires et dans sa cohérence avec les valeurs de l'organisation. Le code d'éthique est trop souvent perçu comme un simple document faisant partie du manuel des employés, relégué sur une tablette ou dans un classeur, sans lien clair avec les comportements que l'entreprise attend de ses employés.

Le code d'éthique doit être perçu comme une référence indispensable qui sert à guider les comportements des membres de l'organisation. Il doit donc couvrir tous les aspects moraux et légaux requis pour une protection maximale de l'organisation et ses employés. De plus, il doit être un reflet cohérent des valeurs de l'organisation; il doit être compris par tous et intégré dans les faits et gestes de chacun. Pour assurer cette cohérence et cette appropriation, le code d'éthique doit:

  • être issu d'une réflexion stratégique de la part des hauts dirigeants;
  • être élaboré avec des experts en la matière;
  • être diffusé suivant une stratégie de communication mobilisatrice;
  • être encadré par des mesures d'appui et de soutien correctives et préventives (à titre d'exemple, fournir un coaching aux gestionnaires pour les aider à repérer les situations à risque, à intervenir de manière préventive et corrective tant auprès des employés fautifs que des témoins qui viennent s'ouvrir à eux);
  • donner lieu à une évaluation annuelle quant à la mise en application des principes décrits, par exemple au moyen d'un sondage auprès des dirigeants de l'entreprise;
  • être intégré dans les indicateurs de performance des gestionnaires.
Agir comme modèle: un puissant levier pour bâtir la confiance

Pour favoriser un climat de confiance, les principes décrits dans le code d'éthique doivent être mis en pratique et les employés doivent constater concrètement que les dirigeants appliquent ce qu'ils préconisent. En matière d'éthique, être un gestionnaire modèle n'est pas une option. Le gestionnaire a la responsabilité de rendre crédible la volonté d'instaurer une culture éthique solide. Entre autres, les employés doivent être en mesure de voir que la haute direction agit instantanément lorsqu'elle est mise au fait de situations impliquant un manquement au code d'éthique. De plus, dans une optique de prévention, c'est aussi par de petits gestes simples et concrets que la confiance se bâtit : on peut penser, par exemple, au gestionnaire d'une équipe d'experts qui décide de se retirer d'un dossier parce qu'il juge que son expertise et celle de son équipe ne répondent plus aux attentes du client. On peut penser également au superviseur d'une chaîne de montage alimentaire qui décide d'interrompre la production en raison d'une fuite d'huile qui risque de compromettre la qualité du produit ou encore à cet autre chef d'équipe qui rappelle les principes du code d'éthique dans ses réunions d'équipe. La confiance repose sur la cohérence entre la parole et les gestes.

Appuyer la cohérence: un rôle des professionnels de la gestion des ressources humaines

Au-delà du lien entre le code d'éthique et les valeurs, au-delà des faits et gestes des gestionnaires, comment les professionnels de la gestion des ressources humaines peuvent-ils contribuer à renforcer cette cohérence? En fait, ils ont la responsabilité de mettre en place des mécanismes d'information et de formation en matière de pratiques éthiques et d'évaluer l'application de celles-ci. Ces mesures d'appui sont essentielles et soutiennent concrètement la position de l'organisation. Pour aller encore plus loin, ils peuvent également élaborer un modèle de compétences qui intègre les principes éthiques et établir des liens clairs entre ce modèle de compétences et d'autres processus de gestion des ressources humaines.

Prenons l'exemple d'une organisation qui aurait comme valeur l'intégrité. Comment les comportements décrits dans le modèle de compétences pourraient-ils refléter cette valeur? Comment intégrer un tel modèle de compétences dans le processus de gestion de la performance et permettre ainsi au gestionnaire et à ses employés de clarifier les attentes, de se donner une rétroaction et de porter un jugement sur les comportements en fonction de cette valeur? Et pourquoi ne pas utiliser ce même modèle de compétences dans les guides d'entrevue de sélection?

Bâtir la confiance pour briser l'isolement

Il demeure donc que de nombreuses situations contraires à l'éthique ou frauduleuses peuvent se produire au sein des organisations. Les émotions suscitées chez les témoins de ces situations sont bien réelles et éprouvées à divers degrés selon la profondeur des valeurs personnelles. Cela dit, il est normal et sain d'éprouver de l'inconfort lorsqu'on fait face à ces situations. Ce qui l'est moins, c'est l'absence de mécanismes organisationnels permettant de les corriger et de les prévenir. Bien que l'élaboration d'un code d'éthique soit requise, cette mesure, à elle seule, est nettement insuffisante. Créer un climat de confiance nécessaire à la prévention des manquements au code d'éthique et être en mesure d'intervenir de façon professionnelle et responsable dans les situations difficiles requiert beaucoup plus : l'établissement et la communication de liens clairs entre les valeurs, le code d'éthique et les programmes de gestion des ressources humaines ainsi que la cohérence entre les paroles et les comportements ou les décisions des dirigeants font toute la différence.

Jean-Philippe Naud, CRHA est psychologue organisationnel, conseiller, Francine Tremblay, CRHA est conseillère principale, et Ève Zéville, CRHA est conseillère principale, chez Groupe Conseil Aon.

Source : Effectif, volume 6, numéro 3, juin / juillet / août 2003

Ajouté à votre librairie Retiré de votre librairie