Recourir à des psychostimulants pour favoriser la concentration et combattre la fatigue, à des bêtabloquants pour réduire le stress et l’anxiété, ou encore d’hallucinogènes pour stimuler la créativité, est-il le reflet d’une culture de performance irréaliste, voire malsaine, qui s’immisce insidieusement dans nos environnements de travail?
Vous vous dites sans doute : « Cela ne se passe pas chez nous. » Et c’est une réaction compréhensible, car ce sujet demeure largement tabou et caché. Cependant, si vous grattez sous la surface et donnez aux gens la possibilité de s’exprimer de manière anonyme, vous pourriez avoir des surprises!
Déjà en 2017,14 % des Canadiens ont affirmé avoir consommé cette année-là des médicaments sans avoir obtenu une prescription.[1] Quand on y pense, c’est loin d’être banal.
Lors d’un panel récemment organisé par l’Ordre, des spécialistes ont déclaré que, bien que la recherche sur ce sujet reste fragmentaire, ces comportements touchent tous les milieux: affaires, santé, arts, politique, recherche ou encore construction. Ils s’observent à tous les paliers hiérarchiques et semblent en croissance. Cette pratique trouve souvent ses racines dès l’université où, paraît-il, s’opère une sorte de cartel de Ritalin par exemple.
Bien sûr, il ne s’agit pas ici de remettre en cause l’usage légitime de médicaments prescrits pour traiter des pathologies diagnostiquées. Ce qui est alarmant, c’est la consommation non encadrée de ces substances dans le but d’améliorer artificiellement la performance.
Le dopage cognitif découle généralement d’un désir de performer, de répondre à des attentes élevées, mais surtout, de la peur de l’échec ou de ne pas être à la hauteur. Plus cette pratique se banalise et s’accentue, plus elle contribue à élever la norme de performance à un degré insoutenable, exerçant une pression croissante sur les autres. Voilà un bien triste cercle vicieux.
Entendons-nous bien : la performance n’est pas un problème en soi.
Une culture de performance saine se définit comme un environnement qui soutient le développement des employées et employés, leur permettant de travailler efficacement et d’atteindre des objectifs individuels et collectifs.
Le problème survient lorsque cette culture fixe des attentes irréalistes, constamment croissantes, qui génèrent des comportements toxiques et des surcharges intolérables. Ainsi, plutôt que de stigmatiser les utilisateurs, il faut se pencher sur les causes profondes qui entraînent ces comportements. Le dopage cognitif sous-tend la question de la place qu’occupe la performance dans nos vies et nos milieux professionnels.
Une étude de 2022 sur le workaholisme[2], menée par Dahlia Namian, professeure agrégée en sociologie à l’Université d’Ottawa, et ses collègues, concluait que « le surtravail est devenu un marqueur de distinction dans une société qui enjoint (...) de maximiser les efforts individuels pour performer, se démarquer, rester compétitif, et éviter d’être disqualifié ou exclu ». Par définition, il est pourtant impossible pour tous de se distinguer.
Je nous invite à analyser nos propres biais ; socialement, plusieurs valorisent beaucoup le fait d’être débordés au travail, comme si le fait de montrer que nous sommes hyper sollicités confirmait que nous sommes indispensables. Collectivement, notre réflexion doit aussi porter sur les pratiques organisationnelles susceptibles d’encourager une culture de performance malsaine et par conséquent, le recours à des « béquilles » pour y parvenir.
Les processus d’évaluation et de reconnaissance de la performance ainsi que de rémunération doivent figurer en tête de liste. Valorisons-nous l’atteinte ou toujours le dépassement des objectifs d’affaires? Les exigences augmentent-elles constamment? Comparons-nous la performance des uns aux autrespour fixer les augmentations salariales?
Au-delà des objectifs de rendement économique et purement d’affaires, je nous invite à inclure des critères tels que la qualité des collaborations, l’autonomie et l’initiative. Encore mieux, imaginons un système de bonification pour les gestionnaires qui reposerait également sur le développement des compétences des membres de leurs équipes. De la même façon, afin de favoriser la motivation intrinsèque et s’assurer du réalisme des objectifs, impliquons les individus dans l’établissement des objectifs.
On peut interdire l’usage de substances en milieu de travail et promouvoir les bonnes pratiques de santé. Toutefois, si nos exigences organisationnelles véhiculent des attentes contradictoires et que le rythme de travail continue de s’intensifier, nous ne ferons qu’amplifier le problème.
J’ai la conviction que parmi les remèdes les plus efficaces pour contrer l’anxiété liée à la performance en organisation, il y a la bienveillance et la cohérence. Ironiquement, ce sont par ailleurs les meilleures prescriptions pour stimuler la saine performance.
- Larissa J. et al. (2018). Pharmacological cognitive enhancement among non-ADHD individuals—A cross-sectional study in 15 countries, International Journal of Drug Policy. https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S0955395918301567
- Namian, D., Kirouac, L., Binet, J. & Lambert, S. (2022). « À mon travail c’est valorisé, trop travailler ». La construction du trouble de dépendance au travail : entre capitalisme émotionnel et méritocratie. Service social, 68(1), 27–53. https://doi.org/10.7202/1089868ar