Vous lisez : Absentéisme et obligation d’accommodement : quand l’employeur doit vérifier les mesures énoncées par les experts médicaux…

Dans un jugement prononcé le 7 février 2006, la Cour d'appel du Québec a réitéré l'obligation, pour chacune des parties en cause, de jouer un rôle dans la recherche d'un accommodement raisonnable, qu'il s'agisse de l'employeur, de l'employé ou du syndicat dans les cas où il existe une convention collective.

De façon plus particulière, la Cour d'appel a requis que les mesures envisagées par les différents experts médicaux consultés dans les mois précédant un congédiement administratif soient examinées et que preuve en soit faite pour déterminer si la cessation d'emploi d'une personne ayant fait preuve d’un absentéisme excessif doit être maintenue, et ce, malgré la patience et la tolérance incontestables de l'employeur au cours des années précédentes[1].

Le contexte du litige
En juillet 2001, l'employeur procède au congédiement administratif d'une salariée en raison du taux élevé d'absentéisme de celle-ci depuis 1994 et de la démonstration de son incapacité actuelle et future à fournir une prestation régulière et raisonnable de travail. Sa décision se base sur les conclusions de deux experts psychiatres qu’il avait mandatés dans le contexte suivant.

De 1992 à 1994, la salariée, commis aux ventes dans un établissement de Granby, s'est absentée en raison de différentes interventions chirurgicales et de certains problèmes physiques.

À son retour en 1994, la salariée prétend être harcelée par son supérieur immédiat et ses collègues de travail : relations ardues avec ce supérieur en raison de ses absences et de réclamations auprès de la CSST, que la salariée explique par le caractère non ergonomique de son poste de travail, le refus de corriger ce poste, etc. Le 21 décembre 2004, la salariée s’absente de nouveau pour cause de dépression avec idées suicidaires.

Après avoir vécu des relations familiales difficiles et des débats juridiques avec la CSST, la salariée revient au travail à la fin de l'année 1995. Dans les mois suivants, elle tombe de nouveau en dépression et tente de se suicider.

En 1996, la salariée est affectée à un poste de releveur de compteurs et change ainsi de supérieur immédiat. Cette solution de rechange est de courte durée car, en raison des médicaments qui lui sont prescrits, la salariée ne peut conduire un véhicule essentiel aux fonctions du poste de releveur. Elle se voit confier un travail de bureau sous l’autorité d’un nouveau superviseur.

À la fin de 1997, la salariée réintègre son poste de commis. Au cours du printemps 1998, une réorganisation administrative entraîne l’abolition de ce poste. Malgré les dispositions de la convention collective, la salariée n’est pas déclarée excédentaire. Elle se voit transférée en décembre 1998 à un poste identique au sien, dans un autre établissement de l'employeur à Drummondville, et relève d’un nouveau supérieur.

En raison des mêmes caractéristiques du poste qu’elle juge non ergonomiques, la salariée prétend être harcelée et souffre de nouveau de dépression à la fin de l'année 1999.

À la suite d'un diagnostic de dépression majeure en rémission au début de l'année 2000 et de diverses tentatives de retour au travail, elle revient progressivement au travail à partir de la fin de l'année 2000 et travaille ensuite à temps plein. Elle s'absente fréquemment, parfois sans prévenir ou en demandant congé la journée même.

Le supérieur de la salariée la rencontre en janvier 2001, pour lui expliquer que sa présence au travail est importante, qu’elle ne peut s’absenter sans préavis sauf pour des motifs sérieux et qu’elle doit prendre conscience des conséquences de ses absences sur la planification du travail et de la surcharge imposée à ses deux collègues commis aux ventes.

La salariée continue de s'absenter régulièrement et, dans certains cas, en demandant congé la journée même, de telle façon que l'employeur requiert une attestation d'inaptitude au travail pour chaque nouvelle absence à compter d’une rencontre tenue le 8 février 2001.

Lors de cette rencontre, l'employeur indique à la salariée qu'elle doit réfléchir sur l’opportunité pour elle de participer au colloque annuel du groupe des ventes, compte tenu de ses absences répétées des derniers mois, sans toutefois interdire une telle participation. À compter de cette rencontre, la salariée ne se présente plus au travail pour diverses raisons (maladie de sa fille, déménagement, blessure lors du déménagement). Malgré ses tentatives répétées, l’employeur ne recevra que difficilement les renseignements requis de la salariée sur son état de santé.

Après avoir obtenu un certificat médical du médecin traitant le 11 mai 2001 et se fondant sur le rapport de l'un des experts qu'il a mandatés en plus de constater son état, l'employeur convoque la salariée et procède à son congédiement administratif, le 19 juillet 2001.

Les expertises
Dans son jugement, la Cour d’appel résume les expertises au dossier de l’employeur pour la période débutant au mois de septembre 2000 et se terminant en juin 2001.

En septembre 2000, un premier psychiatre consulté par l'employeur diagnostique une dépression majeure en rémission et un trouble de la personnalité de type mixte avec des traits « borderline » et des traits de dépendance. Cet expert n'observe toutefois aucune limitation fonctionnelle objectivable justifiant une invalidité totale. Il conclura que l'avenir sera à l'image du passé et que la salariée sera toujours plus fragile que la moyenne face aux aléas de la vie. Il préconise un retour progressif s'échelonnant sur trois semaines à raison de deux jours par semaine à augmenter d'un jour par semaine jusqu'à temps complet, avec prescription d'une médication et pronostic réservé quant à la capacité de la salariée de fonctionner à long terme.

En mai 2001, le second psychiatre mandaté par l'employeur estime que la salariée continuera d'éprouver des difficultés d'adaptation inhérentes à son trouble de personnalité de type « borderline ». Comme le premier psychiatre, il ne décèle aucune pathologie ni symptomatologie invalidante sur le plan psychiatrique, estimant que l'incapacité de la salariée à reprendre le travail découlerait davantage du conflit de travail avec ses supérieur et collègues, auquel il faut apporter une solution administrative. Son pronostic est réservé quant à la capacité de la salariée de fournir une prestation de travail régulière, mais il suggère que la salariée pourrait bénéficier d'une psychothérapie.

En juin 2001, à la demande du médecin traitant de la salariée, un troisième psychiatre identifie un trouble d'ajustement et des traits de personnalité de type « borderline » dont les conséquences pourraient être régularisées par la prise de médicaments. Ce psychiatre recommande un arrêt de travail jusqu'à ce que le conflit de travail soit réglé grâce à l’intervention d’un médiateur.

Un quatrième et dernier psychiatre, mandaté par le syndicat et dont les conclusions étaient inconnues de l'employeur au moment du congédiement administratif, diagnostique un trouble d'adaptation sévère avec humeur mixte et dépressive ainsi qu'un trouble de la personnalité. Bien que complexe, le cas de la salariée présente une portion « psychiatrique » et une portion « conflit de travail ». Bien que les troubles psychiatriques puissent être envenimés par le conflit de travail, ce dernier devrait faire l'objet d'une solution administrative. Ce psychiatre conclut que la salariée est incapable de reprendre le travail efficacement dans l'état actuel des choses, puisque l'agent stresseur principal est le conflit de travail. Tout retour au travail envisagé devrait être progressif et comporter un changement complet du milieu de travail avec soutien psychothérapeutique.

Le jugement de la Cour d'appel
La Cour d'appel infirme les conclusions retenues par l'arbitre de griefs et la Cour supérieure. Ces derniers avaient maintenu le congédiement administratif de la salariée en l'absence d'un accommodement raisonnable sans contrainte excessive : l’état de santé de la salariée (comportant d’importantes carences dans ses mécanismes d’adaptation) aurait exigé la création récurrente d'un nouvel environnement de travail avec un nouveau supérieur et d’autres collègues pour la salariée dans un contexte où différents agents stresseurs tels que les relations familiales s’ajoutaient et échappaient au contrôle de l'employeur.

Devant la Cour d'appel, l'employeur et le syndicat adoptent des positions opposées quant à l'existence d'une preuve concernant l'impossibilité d'accommoder la salariée sans contrainte excessive pour l'employeur.[2]

Dans son jugement, la Cour d'appel reprend les critères établis par la Cour suprême du Canada dans l'affaire Meorin[3].

La rationalité de l'objectif d'une norme d'assiduité et de prestation régulière et raisonnable de travail
La Cour d'appel reconnaît clairement que l'employeur avait démontré que la norme d'assiduité et de prestation régulière et raisonnable de travail invoquée avait un but rationnel suivant la première étape du test établi dans l'affaire Meorin; cette obligation de fournir une prestation de travail est consacrée par l'article 2085 du Code civil du Québec :

« [68]  Il me semble évident qu'une norme exigeant d'un employé une présence assidue au travail ainsi qu'une prestation régulière et raisonnable de travail remplit un objectif rationnellement lié à l'exécution du travail. Il tombe sous le sens qu'il ne peut y avoir exécution adéquate et efficace du travail sans une prestation régulière et raisonnable de travail. (…)

[…]

[70]  Il est inutile d'épiloguer plus longtemps sur cette question. Il n'est pas nécessaire de consacrer beaucoup de temps à cette étape lorsque l'objet général de la norme est d'assurer l'exécution sûre et efficace du travail, ce qui est le cas, à mon avis, d'une norme visant à assurer une prestation régulière et raisonnable de travail. Pour s'assurer que le travail soit exécuté efficacement, un employeur est en droit de s'attendre à ce que les tâches qu'il confie à son employé, et pour lesquelles il le rémunère, soient effectuées sur une base régulière. »

L'adoption de cette norme et la croyance sincère en sa nécessité
Suivant la deuxième étape du test défini dans l'affaire Meorin, la Cour d'appel requiert de l'employeur qu'il démontre avoir adopté la norme d'assiduité et de prestation régulière et raisonnable de travail en croyant sincèrement qu'elle était nécessaire à la réalisation de l'objectif visé. Cette question est rapidement réglée par la Cour :

« [72] (…) Hydro-Québec, comme tout employeur, a, de bonne foi et en croyant sincèrement en sa nécessité, adopté une norme d'assiduité et de prestation régulière de travail. Cette norme générale, comme je l'ai mentionné précédemment, s'inscrit dans les règles usuelles du droit du travail. »

Le caractère raisonnablement nécessaire de la norme adoptée, sans contrainte excessive pour l'employeurDans l'analyse de cette troisième étape du test établi dans l'affaire Meorin, la Cour d'appel détermine que l'employeur aurait dû démontrer que les possibilités d'accommodement énoncées par les différents experts médicaux avaient été examinées pour constater que leur mise en application comportait une contrainte excessive pour l'employeur.

La Cour d'appel estime que l'employeur n'a pas fait la preuve qu'il avait envisagé toutes les mesures d'accommodement raisonnablement possibles et énoncées à la date de sa décision de congédier administrativement la salariée.

Bien que la Cour d'appel souligne expressément qu'on ne peut reprocher à l'employeur d'avoir appliqué aveuglément ou arbitrairement la norme d'assiduité et de prestation régulière de travail, et malgré la patience et la tolérance dont il a fait preuve et les différentes réaffectations de la personne salariée, la Cour d'appel estime que l'employeur n'a pas fait la preuve qu’il a donné suite aux mesures d'accommodement raisonnables proposées au dossier.

En effet, bien qu’il ait agi de bonne foi, l’employeur se serait fondé uniquement sur les situations passées ainsi que sur les pronostics défavorables contenus dans les divers rapports d'experts sans tenir compte suffisamment des diverses suggestions contenues dans ces mêmes rapports et ensuite en discuter avec les parties en cause, soit la salariée et le syndicat, notamment quant à la possibilité d’une solution administrative du conflit de travail et à la mise en place d'un soutien psychothérapeutique.

Dans ses motifs, la Cour d'appel souligne que la recherche de l'accommodement raisonnable n'appartient pas exclusivement à l'employeur et que la personne salariée et le syndicat doivent collaborer.

De la même manière, le jugement fait état du caractère éminemment particulier des faits en litige : dans le présent cas, les rapports d'expertise au dossier ne pouvaient établir l’incapacité totale de la personne salariée de fournir toute prestation de travail dans un avenir prévisible :

« [98] (…) Les experts s'entendent pour dire qu'il n'existe aucune pathologie psychiatrique justifiant une incapacité totale de travailler. Bien que leurs pronostics soient réservés quant à la capacité future de Mme L… de fournir une prestation soutenue de travail, ces pronostics sont largement tributaires du fait que le conflit de travail perdure et que les parties n'ont pas tenté de s'entendre pour le solutionner. Les experts s'entendent également pour dire que le règlement de ce conflit améliorerait grandement les chances de Mme L… de pouvoir fournir une prestation régulière et soutenue de travail. J'estime qu'il n'y a pas lieu d'écarter leurs conclusions, c'est-à-dire qu'il doit être apporté une solution administrative au conflit de travail. »

La Cour retient donc que les rapports d'expertise doivent être considérés dans leur intégralité afin d'évaluer le bien-fondé du congédiement administratif et que les mesures d'accommodement suggérées par les experts mandatés par l'employeur devaient être analysées (exemples : retour progressif au travail ou horaire de travail à temps partiel même si l'employeur ne comptait alors aucun employé à temps partiel dans ses effectifs). Ces mesures auraient dû être envisagées en l'absence d'une preuve de contrainte excessive.

En terminant, le jugement de la Cour d'appel réitère les différents facteurs pertinents à la détermination de la portée de l'obligation d'accommodement d'un employeur : le coût financier, l'atteinte à la convention collective, le moral du personnel, l'interchangeabilité des effectifs et des installations, la sécurité, l'ampleur du risque, etc.[4]

Conclusions
Bien que la Cour d'appel reconnaisse la bonne foi et le comportement « presque irréprochable » de l'employeur, ses derniers propos portent à la réflexion.

Selon la Cour, la patience ou la tolérance démontrée par un employeur dans le passé ne saurait constituer une mesure d'accommodement.

Cet employeur doit établir qu’il s'est déchargé de son obligation à compter du moment où il est devenu conscient du handicap de la personne salariée et des mesures pouvant permettre à celle-ci de fournir une prestation de travail :

« [102] (…) L'obligation d'accommodement impose à l'employeur d'être proactif et innovateur, c'est-à-dire qu'il doit poser des gestes concrets d'accommodement, ou alors démontrer que ses tentatives sont vaines et que toute autre solution, laquelle doit être identifiée, lui imposerait un fardeau excessif. Il ne suffit pas d'affirmer qu'il n'y a pas d'autres solutions, encore faut-il en faire la démonstration. » (nos soulignements)

Il est clair que l’obligation d’accommodement d’un employeur, telle qu'elle a été définie par nos cours de justice, peut sembler presque sans limite. La contrainte est acceptable sauf si elle est excessive.

Bonne nouvelle : la Cour d’appel invite à la proactivité et à l’innovation non seulement l’employeur, mais également la personne employée et le syndicat. L’obligation d’accommodement n’est pas à sens unique et suppose une collaboration véritable entre les parties.

La Cour d’appel souligne explicitement que le litige soumis présentait des circonstances particulières. Toutefois, à la lumière de ce jugement, un employeur prudent devrait s'assurer d'avoir analysé avec les acteurs concernés la faisabilité des mesures énoncées par les experts consultés, la personne employée et le syndicat (le cas échéant) au moment de la prise de décision, tout en prenant en considération l'ensemble des éléments au dossier : toute avenue doit être explorée avant d’être rejetée et le refus d'une solution proposée doit être documentée.

L’analyse concrète des mesures d’accommodement faite à l'époque de la décision de mettre fin au lien d’emploi et son contenu devraient constituer une preuve généralement satisfaisante des efforts de l’employeur, que ce dernier pourra offrir, le cas échéant, au décideur, si aucune solution n’a pu être trouvée entre les parties.

Publié avec l'autorisation de Lavery, de Billy [www.lavery.qc.ca]

Source : VigieRT, numéro 7, avril 2006.


1 Syndicat des employées et employés de techniques professionnelles et de bureau d'Hydro-Québec, section locale 2000 (SCFP-FTQ) c. Hydro-Québec 2006 QCCA 150.
2 Devant la Cour, les parties s'entendaient toutefois sur la norme de contrôle applicable, soit celle de la décision correcte à l'égard d'une décision arbitrale interprétant et appliquant une loi d'ordre public telle que la Charte des droits et libertés de la personne dans un contexte où était soulevé le handicap d'une personne salariée, et la défense d'exigence professionnelle justifiée suivant l'article 20 de cette Charte.
3 Colombie-Britannique (Public Service Employee Relations Commission) c. BCGSEU, [1999] 3 R.C.S. 3.
4 Commission des droits de la personne de l'Alberta c. Central Alberta Dairy Pool), [1990] 2 R.C.S. 489, page 521.
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