Vous lisez : Le paiement des heures supplémentaires à un travailleur en affectation temporaire

Comme le prévoit l’article 179 de la LATMP[1], un employeur qui compte dans ses rangs un travailleur victime d'une lésion professionnelle peut lui assigner temporairement un travail qui respecte sa condition physique, même si la lésion n’est pas consolidée, en attendant qu’il redevienne capable d'exercer son emploi ou un autre emploi approprié.

L’article 180 de la LATMP traite pour sa part de la question de la rémunération d’un travailleur en situation d’assignation temporaire. Selon cette disposition, l’employeur doit verser au travailleur en assignation temporaire le « salaire et les avantages » liés à l'emploi que le travailleur occupait lorsque s'est manifestée sa lésion professionnelle et dont il aurait bénéficié s'il avait continué à l'exercer.

La notion de « salaire et avantages » présentée à l’article 180 de la LATMP peut poser problème. En effet, on peut notamment se demander si elle inclut le paiement des heures supplémentaires (à taux majoré) que le travailleur aurait pu être appelé à faire dans l'exercice de son emploi habituel n’eût été de sa lésion professionnelle.

De nombreuses décisions ont été rendues sur cette question par la Commission des lésions professionnelles (CLP)[2] au cours des dernières années; ces décisions permettent de constater que la jurisprudence est divisée. Cela dit, une décision récente rendue dans l’affaire Bombardier et La Brasserie Labatt Ltée[3] apporte un éclairage complémentaire sur la question et présente des pistes de réflexion intéressantes pouvant guider les employeurs à ce chapitre. Avant d’étudier cette récente décision, examinons d’abord brièvement les courants jurisprudentiels divergents sur le sujet.

La controverse jurisprudentielle
Tel qu’il ressort notamment des affaires Bergeron[4], Arcand[5] et Boisjoli[6], un premier courant jurisprudentiel considère que le travailleur a droit au paiement des heures supplémentaires qu’il aurait effectuées dans le cadre de son emploi habituel pour la période de l’affectation temporaire, « seulement » si les heures supplémentaires avaient été prévues et acceptées « avant » l’affectation temporaire. Comme il est relativement rare en pratique que des heures supplémentaires soient prévues et acceptées d’avance, cette solution a été critiquée puisqu’elle pouvait entraîner des effets inéquitables pour le travailleur qui, n’eût été de sa lésion, aurait été disposé à faire des heures supplémentaires.

Un second courant jurisprudentiel propose plutôt qu’un travailleur en affectation temporaire a le droit de recevoir une rémunération pour les heures supplémentaires perdues s’il est établi qu’il aurait « probablement » effectué de telles heures n’eût été de sa lésion. L’appréciation du nombre d’heures supplémentaires que le travailleur en affectation temporaire aurait probablement faites n’eût été de sa lésion doit, entre autres, prendre en considération l’expérience passée du travailleur à cet égard et le maintien du volume d’heures supplémentaires par l’employeur pour la période de l’assignation temporaire. Ce courant, notamment illustré par les affaires Deschamps[7] et Giroux[8], vise à protéger les gains pécuniaires que le travailleur aurait normalement réalisés, mais peut en pratique s’avérer inéquitable pour l’employeur. En effet, l’impact de la solution retenue par la CLP dans ce courant est que l’employeur doit payer des heures supplémentaires à deux travailleurs, soit d’une part le travailleur en affectation temporaire et d’autre part celui qui effectue réellement les heures supplémentaires. Ceci constitue un lourd fardeau pour l’employeur.

Consciente des iniquités que ces approches jurisprudentielles pouvaient entraîner pour le travailleur ou pour l’employeur, la CLP a ensuite opté pour une autre solution dans l’affaire Gosselin[9]. Il a été décidé dans cette affaire que lorsqu’un travailleur démontre que, n’eût été de sa lésion professionnelle, il aurait probablement effectué des heures supplémentaires, il revient à la CSST[10] de combler le manque à gagner, s’il en est, entre la somme versée par l’employeur conformément à l’article 180 de la LATMP pour le travail en affectation temporaire et la somme de l’indemnité de remplacement de revenu (IRR) à laquelle le travailleur aurait droit s’il n’avait pas été affecté temporairement à un autre poste. Comme l’IRR à laquelle il aurait eu droit a été calculée en tenant compte des heures supplémentaires effectuées durant l’année précédant sa lésion (article 67 de la LATMP) et comme le travailleur bénéficie d’une mesure de réadaptation, en l’occurrence l’affectation temporaire, la CLP considère qu’avec une telle interprétation le travailleur n’est pas victime d’une iniquité.

Il est à noter que cette approche a par contre été rejetée par la CLP dans la décision Perron[11], la solution proposée ayant été considérée irréalisable.

Cela dit, le principe de l’équité devait guider une décision subséquente de la CLP. En effet, dans l’affaire Brodeur[12], l’employeur et le syndicat appliquent un système selon lequel on n'impute pas au travailleur en affectation temporaire les heures supplémentaires qu’il est incapable d’effectuer en raison de sa lésion professionnelle; celui ci se voit plutôt offrir l’opportunité de les effectuer en priorité sur ses collègues dès son retour au poste habituel. Selon la CLP, cette pratique respecte la LATMP et constitue une solution équitable tant pour le travailleur que pour l'employeur. En conséquence, la plainte du travailleur a été rejetée faute de preuve de préjudice.

Il est à noter que cette approche a toutefois été critiquée dans l’affaire Jetté[13] en se fondant sur le fait que cette solution peut s’avérer dangereuse pour le travailleur qui se voit offrir un grand nombre d’heures supplémentaires « rapidement » après son retour, ce dernier pouvant alors être plus vulnérable à une récidive, une rechute ou une aggravation de son état. Il faut souligner que, dans cette affaire, la preuve retenue par la CLP était à l’effet que l’employeur « soumettait » le travailleur à l’obligation de faire des heures supplémentaires en priorité sur les autres dès son retour au poste habituel.

Vers une solution équitable et sécuritaire : l’affaire Bombardier et La Brasserie Labatt Ltée
Une décision récente rendue par la conciliateure-décideure Dominique Daoust dans l’affaire Bombardier et La Brasserie Labatt Ltée[14] confirme l’approche préconisée dans l’affaire Brodeur et présente une solution intéressante visant à éliminer les iniquités en contexte syndiqué, tout en prenant en considération la critique relative à l’aspect « sécuritaire » du retour au travail.

Situons les faits de l’affaire Bombardier. Monsieur Bombardier est un employé syndiqué de Labatt. Ce travailleur s’est toujours montré très disponible pour effectuer des heures supplémentaires. Il a été victime d’une lésion professionnelle et a fait l’objet d’une affectation temporaire en vertu de l’article 179 de la LATMP. Il réclame le paiement de 3367 heures, soit le nombre d’heures supplémentaires qu’il aurait effectuées, allègue t il, n’eût été de sa lésion.

Chez Labatt, le syndicat et l’employeur ont conjointement établi un système pour éviter des inégalités dans la distribution des heures supplémentaires pour les travailleurs en affectation temporaire. Selon les termes de cette entente, les éléments suivants sont à noter :

  • De façon générale, lorsqu’un travailleur se déclare disponible pour effectuer des heures supplémentaires et que ce dernier refuse de les faire lorsqu’elles lui sont proposées, le travailleur se voit imputer le temps refusé comme s’il l’avait réalisé (ce qui a pour effet de le faire régresser dans la liste de distribution des heures supplémentaires).
     
  • Par contre, si un travailleur ne peut effectuer d’heures supplémentaires en raison de limitations fonctionnelles qui l’en empêchent, aucune heure ne lui est imputée dans les cas où il s’était déclaré disponible. Ceci a pour effet qu’à son retour au poste habituel, le travailleur a autant d’occasions d’exécuter des heures supplémentaires, sans limite de temps, car il s’agit d’un système en continu.
     
  • De plus, s’il y a des heures supplémentaires à effectuer et que les limitations fonctionnelles du travailleur le lui permettent, l’employeur lui offre la possibilité d’en faire, et ce, peu importe si le travailleur est en affectation temporaire.

Dans cette affaire, la conciliateure-décideure a rejeté la réclamation du travailleur.

À l’appui de cette décision, la conciliateure-décideure indique que le système de distribution établi conjointement par le syndicat et l’employeur est équitable puisqu’il s’agit d’un système en continu sans fin qui permet au travailleur qui a été dans l’impossibilité de faire des heures supplémentaires en raison de sa lésion professionnelle de bénéficier d’une priorité lors de son retour au poste habituel.

Ainsi, le système lui donne le droit au même bassin d’heures supplémentaires à effectuer que les autres salariés à son retour, et ce, « sans limite de temps ». En conséquence, le salarié a la possibilité d’étaler ses heures supplémentaires sur une plus longue période que celle observée dans les affaires Brodeur et Jetté, ce qui s'avère une solution sécuritaire.

Selon la conciliateure-décideure, le système mis en place chez Labatt rétablit l’équité réelle et n’est pas une fiction. Compte tenu de cette distribution équitable, le travailleur n'a pas démontré qu’il avait été privé d’un avantage selon l’article 180 de la LATMP.

Cette décision est intéressante en ce qu’elle confirme que l’article 180 de la LATMP doit être interprété comme devant produire des effets équitables autant pour le travailleur que pour l’employeur et qu’il est possible pour un employeur de s’entendre avec le syndicat en place dans son entreprise afin d’établir un système qui respecte un tel équilibre, sans négliger la sécurité.

Il s’agit donc d’une solution pouvant être envisagée par toute entreprise désireuse de réduire ses coûts en situation d’affectation temporaire, tout en assurant l’équité entre les travailleurs.

Il est à noter que cette décision a été portée en appel devant la CLP. Il sera intéressant d’examiner l’évolution de ce dossier au cours des prochains mois.

Marie-Claude Perreault, CRIA, avocate associée et Nicolas Joubert, avocat du cabinet Lavery, de Billy

Publié avec l'autorisation de Lavery, de Billy [www.lavery.qc.ca]

Source : VigieRT, numéro 18, mai 2007.


1 Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles, L.R.Q. c. A-3.001 (LATMP).
2 Commission des lésions professionnelles (CLP).
3 Bombardier et La Brasserie Labatt Ltée, décision du 11 janvier 2007 (conciliateure-décideure Dominique Daoust). Il est à noter que cette décision a été portée en appel devant la CLP.
4 Abitibi-Price inc. et Bergeron, [1992] CALP 444 (commissaire Jean-Guy Roy).
5 Minéraux Noranda inc. et Arcand, [1993] CALP 232 (commissaire Santina Di Pasquale)
6 Aliments Lesters ltée et Boisjoli, [2001] CLP 234 (commissaire Santina Di Pasquale)
7 Crown Cork & Seal Canada et Deschamps, [2003] CLP 1593 (commissaire Lucie Nadeau).
8 Giroux et Aliments Lesters ltée, CLPE. 2004LP-195 (commissaire Francine Dion-Drapeau).
9 Gosselin et Olymel St-Simon, [2003] CLP 233 (commissaire Marie-Danielle Lampron).
10 Commission de la santé et de la sécurité du travail (CSST).
11 Shell Canada ltée et Perron, [2004] CLP 517 (commissaire Anne Vaillancourt).
12 Brodeur et Hydro-Québec, CLP 224661-62b-0401, 2004-06-30, (commissaire Marie-Danielle Lampron); requête en révision rejetée, 2005-08-17.
13 Voir Jetté et Hydro-Québec, CLP 224861-63-0401, 2005-05-31, (commissaire Francine Dion-Drapeau).
14 Bombardier et La Brasserie Labatt Ltée, décision du 11 janvier 2007 (conciliateure-décideure Dominique Daoust). Il est à noter que cette décision a été portée en appel devant la CLP.
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