Vous lisez : La compétence de l’arbitre dans les matières fondées sur l’abus de droit et l’obligation de bonne foi

L’auteure tient à souligner la contribution d’Audrée Dufresne pour la préparation de cet article.

Au cours des dernières années, les arbitres de grief ont vu leur compétence s’étendre au-delà des termes expressément négociés à la convention collective. Ainsi, l’accès à la procédure de grief n’est désormais plus limité aux situations et aux salariés visés par la convention. La Cour suprême du Canada dans les récents arrêts Parry Sound[1] et Isidore Garon[2] a traité de cette question.

Dans cet article, nous aborderons plus particulièrement la compétence de l’arbitre de griefs dans les matières fondées sur l’abus de droit et l’obligation de bonne foi de l’employeur, tel qu’établie par les articles 6 et 7 du Code civil du Québec[3] (ci-après « C.c.Q. » ou « Code civil du Québec »).

Compétence de l’arbitre de griefs
La règle générale veut que la compétence de l’arbitre prenne son fondement dans les textes de la convention collective, négociés par l’employeur et le syndicat. La Cour suprême du Canada a toutefois nuancé ce principe dans deux arrêts importants traitant de cette question.

Dans l’arrêt Parry Sound, la convention collective prévoyait clairement que le congédiement d’un employé à l’essai ne pouvait faire l’objet d’un grief, ni être soumis à l’arbitrage. Or, dans cette affaire, une employée à l’essai avait été congédiée à la suite d’un congé de maternité, et ce, selon l’allégation, contrairement aux dispositions du Code des droits de la personne de l’Ontario[4]. Dans ce contexte, la Cour suprême a conclu que le pouvoir de direction d’un employeur est subordonné non seulement aux dispositions expresses de la convention collective, mais aussi aux dispositions des droits de la personne et aux autres lois sur l’emploi. La Cour a confirmé que les arbitres de griefs ont non seulement le pouvoir, mais aussi la responsabilité de mettre en œuvre et de faire respecter ces lois comme si elles faisaient partie intégrante de la convention collective. Dans cet arrêt, la Cour confirme le pouvoir de l’arbitre de statuer sur les griefs invoquant des droits impératifs ou supplétifs liés aux droits de la personne.

Par la suite, la Cour suprême dans l’arrêt Isidore Garon a précisé le principe général énoncé dans Parry Sound en limitant la compétence de l’arbitre aux situations où l’obligation ou le droit invoqué au soutien du grief est compatible avec les règles des rapports collectifs de travail. Selon la Cour suprême dans l’arrêt Isidore Garon, la règle de « délai de congé raisonnable » prévu à l’article 2091 du C.c.Q. est incompatible avec le régime collectif de travail.

Qu’en est-il maintenant des règles du Code civil du Québec visant la bonne foi et l’abus de droit. Ces principes sont-ils incorporés à la convention collective? Un syndicat peut-il formuler un grief fondé sur ces articles?

Il est établi dans la jurisprudence québécoise que les pouvoirs de gérance de l’employeur doivent être exercés de bonne foi et que les articles 6 et 7 du Code civil visant la bonne foi et l’abus de droit s’imposent impérativement et implicitement à la convention collective[5]. Ces articles se lisent comme suit :

« Article 6 : Toute personne est tenue d'exercer ses droits civils selon les exigences de la bonne foi.

Article 7 : Aucun droit ne peut être exercé en vue de nuire à autrui ou d'une manière excessive et déraisonnable, allant ainsi à l'encontre des exigences de la bonne foi ».

L’affaire Ménard de la Cour d’appel illustre bien cette application[6]. Dans ce jugement, la Cour d’appel, conformément aux enseignements de l’arrêt Parry Sound, dicte que l’exigence de bonne foi est d’ordre public et ne saurait faire l’objet d’une renonciation par les parties. De plus, la Cour énonce que le droit du travail a maintes fois reconnu le droit de l’employé d’être traité équitablement, indiquant ainsi que les articles 6 et 7 du Code civil sont compatibles avec les rapports collectifs de travail[7].

Selon la jurisprudence québécoise en matière de droit du travail, la bonne foi est présumée et n’est ni consensuelle, ni individuelle. Il s’agit d’un principe de droit fondamental qui régit le comportement des personnes dans les rapports collectifs et individuels de travail[8]. Elle ne constitue pas la contrepartie d’un droit de l’employeur par rapport à un droit du salarié.

Ainsi, malgré qu’un employeur puisse en vertu de la convention collective mettre unilatéralement fin à un stage probatoire sans possibilité de recours à la procédure de grief, le syndicat pourrait tout de même contester la décision alléguant que l’employeur a agi de mauvaise foi[9]. À cet effet, dans l’affaire Centre de la petite enfance, l’arbitre Larivière énonce que :

« tout en reconnaissant qu’en cette matière de renvoi en période de probation l’employeur jouit d’une discrétion certaine pour ne pas dire considérable, celui-ci ne peut jamais faire preuve d’abus, de mauvaise foi ou de discrimination […][10] ».

Faire droit aux clauses d’exclusion à la procédure prévues à la convention collective en matière d’abus de droit reviendrait à limiter l’application d’un principe d’ordre public[11]. Dans l’affaire Université McGill, la juge Mayrand, énonce que :

« la prétention de la requérante voulant que l’arbitre n’a pas compétence parce que la plaignante n’a pas un droit qui résulte de la convention collective, en raison de l’exclusion à la procédure de grief en raison de son statut temporaire, ne tient pas la route[12] ».

En somme, la jurisprudence québécoise reconnaît la compétence de l’arbitre de griefs dans une matière n’étant pas expressément prévue à la convention collective, mais prenant appui sur une obligation légale de bonne foi découlant du Code civil du Québec.

Limite de l’intervention de l’arbitre
Une fois la compétence de l’arbitre reconnue, les parties doivent exposer leurs prétentions. Selon l’article 2805 du Code civil, la bonne foi se présume. Il convient alors à celui qui invoque la violation des articles 6 et 7 de démontrer les faits qui fondent sa prétention. Autrement dit, le syndicat doit faire la preuve des agissements de l’employeur allégués comme étant abusifs, arbitraires ou empreints de mauvaise foi[13]. Il ne revient pas à l’employeur de prouver sa bonne foi.

Pour évaluer la mauvaise foi alléguée de l’employeur l’arbitre pourra notamment vérifier si les motifs invoqués par l’employeur au soutien de sa décision sont réels par opposition à un prétexte. Il examinera aussi les raisons exprimées par l’employeur par rapport à toutes les considérations réelles pouvant avoir mené à la prise de décision[14].

Finalement, l’arbitre déterminera, après avoir entendu la preuve, si la conduite de l’employeur est raisonnable et si ce dernier a exercé son droit de gérance de façon excessive ou s’il a manqué à son devoir d’agir équitablement.

L’arbitre de griefs ne peut juger du bien-fondé des motifs ayant motivé la décision prise par l’employeur[15]. Il ne doit pas non plus évaluer la proportionnalité de la sanction imposée au salarié. Cette décision demeure du ressort exclusif de l’employeur et s’appuie sur les droits de direction dont jouit ce dernier. Enfin, l’arbitre « pourra examiner si la procédure prescrite a été suivie et si les raisons invoquées cachent d’autres motifs moins avouables ou défendables[16] ».

Un employeur se doit donc d’agir de bonne foi et sans abus de droit. Ce principe reconnu dans le Code civil du Québec se trouve implicitement incorporé à la convention collective. Le syndicat pourra avoir recours à la procédure de grief lorsqu’il prétend que l’employeur a agi de mauvaise foi ou a abusé de ses droits de direction. Dans ce contexte, l’arbitre sera lié à un examen strict des conditions de l’exercice de ce droit de direction et ne pourra statuer sur la justesse de la décision.

Il sera intéressant de suivre l’évolution de la jurisprudence afin de constater les limites qui seront fixées à la juridiction des arbitres lorsque le droit invoqué n’est pas expressément prévu dans la convention collective.

Emmanuelle Dubé, avocate du cabinet Fasken Martineau DuMoulin S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Source : VigieRT, numéro 19, juin 2007.


1 Parry Sound (district), Conseil d’administration des services sociaux c. S.E.E.F.P.O., section locale 324, [2003] 2 R.C.S. 157, ci-après Parry Sound.
2 Isidore Garon ltée c. Tremblay; Fillion et Frères (1976) inc.,[2006] 1 R.C.S. 27, ci-après Isidore Garon.
3 L.Q. 1991, c. 64, ci-après C.c.Q.
4 L.R.O. 1990, chap. H.19
5 Syndicat des agents de la paix en services correctionnels du Québec et Québec (Ministère de la Sécurité publique), D.T.E. 2006T-941 (T.A.), par. 111; Québec (Ministère de l’Agriculture, des Pêches et de l’Alimentation et Syndicat des fonctionnaires provinciaux du Québec, D.T.E. 91T-753 (T.A.), p. 11; Syndicat des travailleuses et travailleurs en petite enfance de la Montérégie – CSN et Centre de la petite enfance Les Joyeux Calinours (Mélina Malette), D.T.E. 2006T-183 (T.A.), par. 67 et 71.
6 Syndicat de l’enseignement de la région de Québec c. Ménard, D.T.E. 2005T-453 (C.A)
7 Dans ce jugement, le juge Rochette cite, au paragraphe 50, les décisions suivantes : Cabiakman c. Industrielle Alliance Cie d'assurance sur la Vie, [2004] 3 R.C.S. 195; McKinley c. B.C. Tel, [2001] 2 R.C.S. 161; Wallace c. United Grain Growers Ltd, [1997] 3 R.C.S. 701; Université Laval c. Syndicat des chargées et chargés de cours de l'Université Laval, [1999] J.Q. no 4360 (C.A.).
8 Commission scolaire du Fer et Syndicat de l’enseignement de la région du Fer (Annie Dumont), D.T.E. 2006T-940 (T.A.), par. 18.
9 Syndicat des agents de la paix en services correctionnels du Québec et Québec (Ministère de la Sécurité publique), précité note 6.
10 Syndicat des travailleuses et travailleurs en petite enfance de la Montérégie – CSN et Centre de la petite enfance Les Joyeux Calinours (Mélina Malette), précité note 6, par. 73.
11 Université McGill c. Foisy, 2006 QCCS 6603 (C.S.), par. 15.
12 Précité note 12, par. 18
13 Confédération des syndicats nationaux (CSN) et Syndicat des travailleuses et travailleurs de la CSN (Maxime Lemieux), D.T.E. 2005T-1068 (T.A.), par. 52.
14 Précité note 14, par. 53; Collège Dawson c. Muzanla [1999] R.J.D.T. 1041 (C.A.)
15 Précité note 14, par. 53.
16 Précité note 14, par. 53
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