Vous lisez : Quand un seul événement devient du harcèlement psychologique

Les conflits entre individus sur les lieux du travail existent sans doute depuis aussi longtemps que le travail lui-même. Ce qui est nouveau, par contre, c’est que ces conflits puissent dorénavant être considérés sur le plan légal comme du « harcèlement psychologique », et, de ce fait, entraîner la responsabilité de l’employeur. Ce dernier est-il conscient des conséquences potentielles d’une telle situation? Sait-il comment prendre les mesures nécessaires pour éviter qu’un simple conflit de personnalités au sein du personnel ne dégénère au point d’avoir des conséquences fâcheuses pour l’ensemble de son entreprise?

Depuis l’entrée en vigueur des dispositions relatives au harcèlement psychologique prévues à la Loi sur les normes du travail, le concept de harcèlement psychologique, qui prend généralement place durant une période de temps plus ou moins longue et a la particularité d'être répété, nous est plus familier. Mais voici que, depuis trois ans, les arbitres et la Commission des relations du travail ont analysé à quelques reprises certaines situations où un seul incident constitue du harcèlement psychologique. Bien qu’en général la détermination de l’existence de harcèlement soit bien plus une question factuelle que juridique, la Loi sur les normes du travail définit néanmoins cette conduite comme étant une conduite grave qui porte atteinte à la dignité ou à l’intégrité du salarié et qui entraîne, pour celui-ci, un effet nocif continu.

Cette définition devrait en théorie régler les problèmes, mais qu'en est-il en pratique?

De façon générale, si on vous mentionne qu’il y a eu contact sexuel, la question quant à savoir si cela constitue du harcèlement ne se pose plus. Un contact sexuel, peu importe sa nature et son intensité, est toujours condamnable. Mais le problème est plus difficile à trancher lorsqu’il s’agit d’une simple bousculade ou d'un échange d'injures. Après tout, ceux-ci sont communs dans tous les milieux (cours d’école, parties de hockey, spectacle rock) et leur caractère répréhensible est souvent tributaire des faits et s’apprécie sans les circonstances. L'examen attentif de la jurisprudence n'aide en rien le lecteur averti : le premier constat qu'il faut faire en analysant les décisions récentes est que les décideurs ont encore de la difficulté à cerner les balises leur permettant de trancher entre les altercations entre individus et de véritables situations de harcèlement.

À titre d'exemple, prenons les deux incidents suivants dont l'intensité et la durée présentent certaines similitudes. Dans l’affaire Capital H.R.S.,[1] la plaignante était assise sur une chaise pivotante lors d’une pause et sa collègue la lui a réclamée, prétendant qu’elle était allée elle-même la chercher. Devant le refus de la plaignante, la collègue de travail l’a fait pivoter et la plaignante est tombée par terre, se cognant la tête sur le ciment. À la suite de cet incident, la plaignante a appris que l’employeur s’était contenté de réprimander sa collègue; c’est alors qu’un conflit ouvert s’est installé entre les deux personnes. Lorsque la plaignante a de nouveau dénoncé cette situation à l’employeur, ce dernier a décidé de les rencontrer toutes deux, d’adopter une approche non punitive et s’est contenté de remettre à chaque employée un avis verbal. Dans l’affaire Encore Automobiles,[2] la plaignante alléguait que sa relation avec son employeur et ses conditions de travail s’étaient détériorées à la suite d’un incident lors duquel le fils du président de l’entreprise l’avait frappée derrière l’épaule droite avec un marteau. La plaignante a rapporté cet incident à la Commission de la santé et de la sécurité du travail, mais l’employeur a minimisé l’incident et a omis de faire une enquête sérieuse. Au surplus, l’employeur était d'avis que la plaignante exagérait l’incident afin de pouvoir profiter de prestations de la CSST.

Dans la première situation, bien que l’arbitre estime qu’il serait inapproprié de banaliser l’incident de la chaise, il estime que ce geste ne répond pas à la définition de harcèlement psychologique. Pour l’arbitre, il s’agit d’un événement non prémédité et imprévisible qui s’est déroulé en quelques minutes, les deux employées s’étant mutuellement défiées à propos de leur droit de s’asseoir sur la chaise, et qui est essentiellement la résultante d’une situation conflictuelle. Aussi, l’obligation de l’employeur dans une telle situation n’est pas de prendre partie pour l’une ou l’autre des employées, mais de s’assurer qu’un tel événement ne puisse se reproduire, notamment en s'assurant qu'elles ne travaillent plus ensemble.

Par ailleurs, dans la deuxième situation, la Commission des relations du travail retient non seulement que l’incident du marteau constituait une agression, mais aussi qu’il avait entraîné un milieu de travail néfaste pour la plaignante. La Commission a donc décidé que l’employeur avait manqué aux obligations énoncées à la Loi sur les normes du travail, notamment en faisant pression sur la plaignante pour qu’elle retire sa demande de réclamation à la CSST, en omettant de faire enquête, de vérifier la version des différents témoins et d’imposer une mesure disciplinaire en proportion avec la faute.

D'autre part, rappelons-nous que la définition de harcèlement psychologique prévoit que trois critères doivent être satisfaits pour déterminer si l'incident constitue du harcèlement. La conduite doit être 1) objectivement grave, 2) de nature à porter atteinte à la dignité ou à l’intégrité psychologique ou physique de la personne et 3) son effet nocif doit se répercuter dans le temps. Or, nous devons faire ici deux constats : d'une part, certains décideurs ont complètement évacué la nécessité de démontrer une atteinte à la dignité ou à l'intégrité. D'autre part, la notion « d'effet nocif continu » semble recevoir une interprétation plutôt subjective. En effet, les décideurs se sont limités à l'examen des prétentions des plaignants sur les effets de la conduite. Une telle approche n'est pas sans risque : en effet, une personne douée d'une sensibilité supérieure à la moyenne ou celle qui a déjà subi des événements traumatisant sont sans doute plus susceptibles d'être affectées par une simple escarmouche.

À titre d'exemple, dans l’affaire Ville de Baie-Comeau[3] le plaignant, un électricien, prétendait être victime de harcèlement de la part de son contremaître et alléguait six événements distincts. Lors du dernier incident, le contremaître aurait fait usage de violence verbale à l’endroit du plaignant après avoir constaté qu’il avait installé une nouvelle entrée électrique à un endroit non réglementaire. Le plaignant aurait admis son erreur en demandant à son contremaître de se calmer, mais en vain. Le plaignant aurait alors avisé son contremaître qu’il partait. Le contremaître lui aurait lancé « un cri de mort » lui intimant de revenir. Le plaignant a affirmé qu’il y était retourné dans un état de « stress extrême » et s’est absenté deux mois alléguant des problèmes psychologiques.

La démarche de l’arbitre est fort singulière : examinant chaque événement individuellement, il détermine tout d’abord si celui-ci constitue une conduite grave et, dans un deuxième temps, si cette conduite a entraîné un effet nocif continu, évacuant ainsi toute question quant à savoir si le geste a porté atteinte à l’intégrité ou à la dignité du plaignant. Écartant les cinq premiers incidents parce qu'ils auraient été sans conséquence pour le plaignant, l’arbitre estime que le plaignant a subi un seul événement grave ayant eu un effet nocif continu puisqu'il s'est absenté pour des raisons psychologiques. Aussi, le raisonnement de l’arbitre repose essentiellement sur l’absence ou la présence d’effet continu pour déterminer s’il y a eu harcèlement.

Le même raisonnement a été retenu par la Commission des relations du travail dans la décision Matérieux Blanchet inc.,[4] lorsqu’elle a décidé qu’un comportement agressif et menaçant lors d’une rencontre de 90 minutes constitue du harcèlement psychologique. Dans cette affaire, le plaignant devait prendre sa retraite à la fin de l’année 2004 mais avait changé d'avis. Lors d’une rencontre de mise au point, le représentant de l’employeur a répété au plaignant que, s’il restait au travail, il mettrait beaucoup de pression sur lui et qu’il était capable « de l’écraser ». Le représentant de l’employeur s’était alors levé et avait fait le geste d’écraser son pouce dans sa main, en haussant le ton et en répétant le mot « écraser ». Le plaignant, bouleversé, n’a pas parlé et a quitté le bureau en désarroi pour entrer chez lui. Pour la Commission, cette conduite a porté atteinte à la dignité du plaignant et elle a eu un effet nocif continu compte tenu des propos humiliants et du ton utilisé lors de cette rencontre. Quant à la manifestation de l'effet nocif continu, la Commission a retenu que le plaignant avait été profondément ébranlé par cette conduite, qu’il était devenu méfiant et qu’il avait commencé à prendre des notes sur les divers incidents qui l’impliquaient, ce qu’il n’avait jamais fait auparavant.

D'autre part, la position hiérarchique des protagonistes est également un facteur retenu par les décideurs. Aussi, une altercation entre collègues n'aura pas le même impact sur la décision que si celle-ci avait lieu entre un employé et son supérieur. Les deux affaires suivantes en sont un bon exemple.

Dans l’affaire Ville A,[5] un col bleu avait demandé l’autorisation de prendre des jours de vacances accumulées avant la fin de l’année. À la suite du rejet de sa demande, il a eu une altercation avec le directeur des travaux publics. Le plaignant se serait dirigé vers la sortie du bureau du directeur lorsque ce dernier aurait ajouté : « Ça va nous faire du bien que tu t’en ailles » et le plaignant de lui répondre du tac au tac : « Ça va me faire plus de bien à moi de m’en aller que toi que je m’en aille ». Le directeur aurait alors explosé pour dire au plaignant : « Reste icitte, viens icitte, j’ai pas fini avec toé » et a poursuivi le plaignant jusqu’au vestiaire des employés en criant après lui. Le directeur s’est placé dans l’embrasure de la porte pour empêcher le plaignant de sortir et a continué à l’invectiver. Il se serait alors adressé au plaignant, en lui parlant à deux pouces du nez, et l’aurait poussé à deux reprises avec son abdomen.

Pour l’arbitre, même si le plaignant avait utilisé un langage irrespectueux, le directeur n’avait pas à se placer au même niveau que lui. La bousculade, le « poussage de bedaines » et les conversations à deux pouces du visage entre un cadre et un salarié ne constituent plus l’exercice normal des droits de direction, mais plutôt un abus de pouvoir hiérarchique, constituant, par le fait même, un événement suffisamment grave correspondant à du harcèlement psychologique.

Finalement, dans l’affaire 2533 0507 Québec inc.,[6] il existait un conflit de travail entre plusieurs salariées. À plusieurs reprises, ces dernières s’étaient plaintes de l’attitude de l’une de leurs collègues, et vice versa. À la suite de nombreux incidents, l’employeur aurait demandé à ses salariées de tenir une réunion du personnel dans l’espoir de cerner et de résoudre le problème. Cependant, la réunion du personnel a tourné au vinaigre et la collègue de la plaignante s’en est prise à elle, lui criant de s’en aller. Ce n’est qu’après être demeurée plusieurs minutes sans réaction que la représentante de l’employeur est intervenue. Nonobstant son intervention, la collègue de la plaignante a continué à dire qu’elle désirait que la plaignante s’en aille.

La Commission a retenu que la plaignante avait été victime d’une charge verbale violente, absolument intolérable dans un milieu de travail et que la représentante de l’employeur, elle-même témoin de la scène, n’avait rien fait pour la faire cesser et remettre son auteure à l’ordre. Pour la Commission, l’employeur avait ainsi contrevenu à son obligation d’intervenir pour protéger la dignité et l’intégrité de ses employés. Cependant, cette affaire a été portée en révision pour cause devant la Commission des relations du travail. Bien que le banc de trois commissaires ait estimé que les faits survenus lors de la réunion du personnel ne constituaient pas nécessairement une « conduite grave » au sens de la Loi sur les normes du travail, la Commission a néanmoins refusé de réviser la décision de la Commission en première instance. Dans le cadre de cette décision, la Commission a retenu les indices suivants afin de déterminer si l’événement avait un caractère objectivement grave :

  1. la conduite reprochée n’est pas celle d’une personne en autorité, mais celle d’une collègue de travail et l’incident ne dure que quelques minutes;
  2. a réunion s’est tenue à la demande de la plaignante et, en exigeant la tenue d’une telle réunion, une personne raisonnable aurait pu s’attendre à ce qu’il se dise des choses possiblement déplaisantes;
  3. la présumée harceleuse n’est pas heureuse d’avoir été forcée d’assister à la réunion et n’a aucune intention de s’exprimer à l’égard de la plaignante; or, ce n’est qu’après avoir été forcée de parler qu’elle donne son opinion concernant la plaignante;
  4. aucune insulte et aucune référence à quelque caractéristique physique ou sociale propre à la plaignante n’ont été proférées à son égard;
  5. les propos ne constituaient pas des menaces directes et importantes faites à une personne que l’on sait fragilisée par la situation et qui porte directement sur l’avenir de sa situation de travail.

Que faut-il retenir de cette jurisprudence?

Le principal enseignement à retenir de la lecture de ces décisions est à l’effet que, peu importe la gravité objective de l’événement, les décideurs examineront avec soin les comportements et les mesures prises par l’employeur lorsqu’un conflit ou une simple altercation sont portés à sa connaissance. En effet, il semble que lorsque l’employeur agit promptement et de manière efficace, les décideurs ont plus de difficulté à déclarer que le seul événement satisfait le troisième critère prévu à la Loi sur les normes du travail, soit la reconnaissance de la continuité des effets nocifs. De plus, rappelez-vous que les conflits non résolus ont en général tendance à dégénérer plutôt qu’à se résorber d’eux-mêmes et, qu’avec le temps, ils peuvent se transformer en harcèlement psychologique. Aussi, une bonne politique en la matière, une intervention et une enquête menée de manière efficace sont sans doute les moyens les plus efficaces de réduire la responsabilité de l'employeur.


Nancy Ménard-Cheng
, avocat du cabinet Ogilvy Renault

Source : VigieRT, numéro 21, octobre 2007.


1 Capital H.R.S. et Teamsters-Québec, section locale 69 (F.T.Q.), D.T.E. 2006T 231
2 Lamdesman et Encore Automobiles, D.T.E. 2007T 393
3 Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 2915 (S.C.F.P.) et Ville de Baie-Comeau, D.T.E. 2005T 1118
4 Dumont et Matérieux Blanchet inc., D.T.E. 2007T 260
5 Ville A et Syndicat des cols bleus de la Ville A (C.S.N.), D.T.E. 2007T 515
6 Louise Barre et 2533 0507 Québec inc., D.T.E. 2007T 81
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